La Revue des deux mondes, mars 2014, par Aurélie Julia

« Se souvenir signifie conserver un lien avec le réel, plus que cela : devenir ce lien. » Seulement quelle mémoire entretenir lorsque le silence est préféré à la verbalisation de l’abject ? Quelle histoire apprendre si le présent exclut de son cadre un passé infréquentable Comment concevoir l’identité quand les traces physiques et matérielles disparaissent ?

L’empire soviétique se disloque en 1991, Sergueï Lebedev a 10 ans ; il est bien trop jeune pour que le communisme ait une quelconque résonance dans son esprit. Devenu géologue, il survole en hélicoptère la République des Komis, qui abrita de nombreux camps de travail. Le spectacle de ce paysage abandonné lui ouvre une porte sur un inconnu qu’il ne cherche pas à approfondir. La mort de sa grand-mère, une décennie plus tard, le confronte une nouvelle fois à l’énigme : il découvre dans une enveloppe deux décorations de son grand-père décernées en 1937, l’année de la Grande Terreur. Sergueï Lebedev tient la colonne vertébrale de son premier roman : il veut écrire sur la mémoire ; il veut nommer les actes afin que le vécu sorte des ténèbres dans lesquelles on aimerait le maintenir.

La Limite de l’oubli met en scène un jeune garçon qui, méchamment mordu par un chien au tibia, doit sa survie à une transfusion sanguine. Le donneur, décédé quelques jours après, n’est autre qu’un voisin de la datcha, un vieillard aveugle dont personne ne connaît le parcours. Le transfusé, lui, veut savoir. Commence une longue enquête dans le Grand Nord, aux confins de l’humanité, là où agonisent sans bruit des vétérans de l’époque stalinienne. Le narrateur voit des camps de travail, il accoste sur une île de déportés, il entend les dernières paroles d’un bourreau plus terrifié par sa solitude que par ses actes impunis : le monde actuel l’a enfermé dans un âge révolu, le condamnant à l’inexistence, il n’est plus rien. Les rencontres et les dialogues au fil du voyage permettent de réunir les pièces du puzzle ; les mystères se percent et les cauchemars émergent du néant. Outre le désir de se réapproprier l’histoire, Sergueï Lebedev veut libérer la parole : « Ce texte est un monument, un mur des lamentations, puisque les morts et ceux qui les commémorent n’ont, pour se rencontrer, que le mur des mots, ce mur qui unit les vivants et les morts. »