Le Figaro, 12 juin 2014, par Thierry Clermont
Désensorceler l’histoire
Un premier roman virtuose sur la mémoire du goulag.
Étoile montante de la jeune génération, ayant grandi pendant la période de transition qui a succédé à l’effondrement de l’URSS, Sergueï Lebedev a publié, à trente et un ans, un premier roman magistral : La Limite de l’oubli. Son incipit donne le ton, nous laisse deviner le souffle poétique qui va traverser cette fresque septentrionale : « Je me trouve à l’extrémité de l’Europe. Ici on voit, à nu dans chaque falaise, l’os jaune de la pierre et une terre ocre ou flamboyante semblable à de la chair. » Lebedev nous dévoile une Atlantide imaginaire qui s’étend sur 300 pages, une quête et une enquête à travers le grand Nord sibérien, au-delà du cercle polaire, sur les traces laissées par les camps, sur l’engloutissement de l’archipel du goulag.
Le narrateur, ayant survécu, enfant, à la morsure d’un chien grâce à une transfusion sanguine, cherche à connaître l’identité et la vie de celui dont le sang coule désormais dans ses veines. S’ensuit une errance à travers la taïga silencieuse, les marécages sibériens, les paysages de désolation et d’abandon à la Tarkovski : baraquements désossés, anciens ateliers, neige immobile, cimetières fantômes, entre ciel et bouleaux… Au fil des pages, on comprend qu’en Russie, l’éviction de la mémoire s’est réalisée dans la géographie, dans les cartes.
Lebedev ne témoigne pas sur l’univers concentrationnaire en soi mais s’interroge sur la façon dont celui-ci s’est diffusé dans la société russe, à travers la mémoire, l’oubli et le secret. En traquant ces empreintes émotionnelles, l’auteur, petit-fils d’un officier ayant combattu à Stalingrad, a réussi un coup de force qui lui permet de regarder le présent au miroir d’un passé tragique. Un miroir brisé, qui ici ou là, par la puissance des descriptions d’une belle force onirique, apparaît comme un vitrail éclaté. Dans son cheminement vers la mémoire, avec pour témoins objectifs les lacs, les forêts et la toundra, l’écrivain est parvenu à trouver un langage pour dire cette mémoire en péril, ce hiatus entre savoir et non-savoir : La Limite de l’oubli peut se lire comme la représentation géographique de ce hiatus.
Champ de mines
Il y a quelques jours, Lebedev était de passage à Paris où il déclarait : « Mon but est de désensorceler l’histoire de la Russie à travers la littérature. Fragiles historiquement, nous avons à peine émergé comme génération. Nous sommes une génération dispersée, privée de solidarité, un groupe qui n’est pas constitué. Nous vivons comme si bourreaux et victimes n’avaient jamais eu d’enfants. Nous souffrons de ce chaînon manquant. Et cet héritage vit en nous tous, à travers nos peurs et nos angoisses. Pour ma part, je ne me sens pas particulièrement proche des autres jeunes écrivains russes. La littérature d’aujourd’hui est une sorte de champ de mines où chacun d’entre nous sait pertinemment où les mines sont cachées…où chacun est surtout intéressé par lui-même. Dans mon roman, j’ai voulu redonner un visage, une voix, aux geôliers, aux tortionnaires, aux assassins. Ces acteurs n’ont jamais pris la parole… J’ai exploré ces espaces de silence à travers une parabole dantesque. » Journaliste à la revue Pervoïe Sentiabria (« Premier septembre »), Lebedev, qui revendique l’influence de Buzzati, Melville, Proust et Brodsky, vient d’achever son second roman, L’Année de la comète, à paraître chez Verdier en 2015. Nous l’attendons déjà !