Le Matricule des anges, avril 2014, par Sophie Deltin
L’ami Felder
Scènes de ma vie ou la quête obstinée d’un jeune paysan autrichien pour élargir la connaissance de soi et du monde.
« Il est triste sans doute qu’on décide prématurément et sans pitié de votre destin, avant même que vous ayez pu le choisir, qu’on vous coupe […] par avance bien des chemins que vous eussiez pu emprunter dans la vie. » Ce destin, Franz Michael Felder (1839-1869), qui fit de l’émancipation des conditions de sa naissance et des préjugés de son milieu le combat de sa courte vie, ignora sans doute longtemps qu’il allait le faire plier. Scènes de ma vie se présente comme l’autobiographie improbable d’un pauvre paysan du fin fond du Vorarlberg, en Autriche-Hongrie, qui à force de volonté, réussit à s’instruire, à conquérir les mots, et au-delà une langue littéraire à part entière. Dès les premières pages pourtant, la vie de Franz Michael Felder n’a rien de franchement palpitant : entre l’étable, l’église et les alpages, la ronde des jours s’écoule lentement, soumise aux rythmes capricieux et souvent imprévisibles des saisons. À Schoppernau, son village, on croise le charron, le tailleur, le vacher et, de temps à autre, le colporteur. Le décor au quotidien est dépouillé, plutôt austère, et tandis que certains objets tels que le livre de comptes, les socques de bois, l’almanach ou le métier à tisser revêtent une présence quasi solennelle, seule la compagnie familière des bêtes vient adoucir l’âpre solitude d’êtres dressés à l’obéissance et la patience. Dans ce monde en vase clos où les faits et scènes surgissent le plus souvent au rythme des pas et au gré du regard, le moindre incident, le plus insignifiant soit-il, peut devenir un événement la maladie d’une bête, les ravages du foehn, les ratés dans la fabrication d’un fromage…
Très tôt, le jeune Felder, qui a perdu un œil à la suite d’une visite chez un guérisseur, manifeste un sentiment d’étrangeté parmi les autres, et ressent « cette fêlure qui court en tout homme qui s’efforce de faire valoir tant soit peu sa singularité ». Il a beaucoup de mal à trouver sa place dans la communauté, où il est perçu comme un « Sonderling », un être à part, un original qui sera longtemps raillé pour ces « bizarreries ». Notamment, son penchant à l’isolement, à la lecture et sa soif insatiable de connaissances – c’est un arrache-cœur quand il doit renoncer à faire des études pour reprendre les travaux des champs. Qu’à cela ne tienne, il économise ses sous pour s’abonner aux journaux. Plus tard, il fera venir de loin les ouvrages de Klopstock, Goethe et Schiller. Au fil du temps, se dessinent les linéaments d’un parcours qui l’achemine vers la conscience de soi, où il apprend à éduquer son jugement, à adopter le point de vue d’autrui tout en s’élevant contre les habitudes propres à une mentalité mesquine et corsetée de préjugés — car « Comment les choses pourraient-elles s’améliorer, si chacun courbait l’échine devant la tradition ? » s’interroge celui qui nourrit la vision d’un monde meilleur fondé sur un idéal de justice, de tolérance et de « circulation vivante des idées ».
Il est significatif que l’écriture de Felder porte en creux la conscience du manque et que sous sa plume, celle-ci sonne comme une mise en route qui le porte vers une attention soutenue à ce qu’il ressent et expérimente. Son inspiration la plus profonde, c’est sans doute à cette réceptivité toujours en éveil qu’il la doit et à la disposition morale particulière qu’elle induit : l’élargissement de sa sensibilité. « Je me sentais élargi » note-t-il dans un instant de pure contemplation, et une autre fois il est précisément question de « déborder l’espace et le temps ». Ses descriptions de paysage se parent ainsi d’une beauté qui ouvre sur une sorte de religiosité panthéiste. Le plus frappant tient, dans cette ampleur de la vision, à une attitude narrative qui reste bienveillante, à une distance objectivante qui ne trahit jamais le monde dont il est issu, mais au contraire cherche le lien fécond aux autres. Le souffle de réformisme politique qui inspire de plus en plus son verbe, à la fois calme et intense, finira d’ailleurs par lui révéler sa vocation : « devenir un écrivain du peuple pour le peuple ».
C’est à ce mouvement conjoint, celui d’un affranchissement et d’une appartenance assumée, que l’on doit la richesse de ce récit. Un double élan qui s’inscrit jusque dans la langue : élégante et classique, sa prose reste profondément attachée aux couleurs brutes du parler populaire – encore aura-t-il fallu le grand art du traducteur Olivier Le Lay pour adapter et surtout recréer les saveurs et le lyrisme de cette langue fouillée et taillée dans la matérialité des choses. Scènes de ma vie fait partie de ces livres qui exhumés de l’oubli, se révèlent dotés d’un étrange pouvoir de scintillement – Peter Handke lui-même en parle comme d’une œuvre « révélatrice », « pénétrante » et « inouïe ». Et dans sa belle et juste postface, l’éditeur Jean-Yves Masson évoque à son propos « cette amitié qui est l’essence même de ce que nous cherchons dans les livres ».