Le Monde des livres, 4 avril 2014, par Christine Lecerf

Les lumières dans la vallée

Au xixe siècle, Franz Michael Felder a écrit son autobiographie du fond des Alpes autrichiennes. Peter Handke a tiré ces souvenirs de l’oubli.

Né en 1839 dans un village reculé des Alpes autrichiennes, Franz Michael Felder était considéré en son temps comme un véritable phénomène. Une fois les bêtes nourries et le bois rentré, s’il lui restait encore du papier, ce paysan autodidacte s’attelait à l’écriture. Maniant aussi bien la fourche à fumier que la langue de Goethe, celui qu’on appelait « l’écrivain paysan de Schoppernau » fut l’auteur de deux romans, Sonderlinge (« Des gens bizarres », 1867) et Reichund Arm (« Riche et pauvre », 1868). Il n’accéda toutefois à une véritable reconnaissance qu’avec Scènes de ma vie, son autobiographie publiée à titre posthume en 1904.

Le 15 mai 1915, l’écrivain viennois Arthur Schnitzler note dans son Journal (Rivages, 2009) qu’il a lu les souvenirs de Felder et s’est endormi peu après minuit. Puis toute l’œuvre de Felder entre dans la longue nuit de l’oubli. Il faudra attendre plus de soixante-dix ans pour qu’un autre écrivain autrichien, Peter Handke, mentionne à nouveau le nom de Felder dans ses Carnets du rocher (Verdier, 2006).

En 1987, Scènes de ma vie est à nouveau publié en Autriche. Peter Handke en rédige la préface, qui fera date : « Que peut signifier pour un lecteur du xxe siècle finissant l’autobiographie d’un paysan d’un coin perdu au fin fond du Bregenzerwald ? Pour moi, elle a représenté bien plus qu’une intéressante lecture. Elle m’a expliqué ma propre enfance. Et quand je dis « expliqué », je veux dire : elle m’a fait comprendre mon enfance campagnarde. »

Lente découverte

Depuis, d’autres écrivains plus jeunes continuent d’œuvrer à la redécouverte de Franz Felder en Autriche. C’est le cas d’Arno Geiger, qui a multiplié les lectures publiques de l’œuvre de son compatriote. Né en 1968, lui aussi originaire du Bregenzerwald, dans le Land du Vorarlberg, Arno Geiger se souvient de sa lente découverte de Scènes de ma vie : « Enfant, le nom de Felder me disait quelque chose, mais je ne l’ai lu que bien que tard. À l’école, il ne jouait aucun rôle. Moi-même, je l’associais au “xixe siècle”, à la région du Vorarlberg, à tout ce que je voulais quitter. C’est à Vienne, vers l’âge de 23 ans, que j’ai lu Scènes de ma vie pour la première fois. »

Si, pour Handke, l’autobiographie de Felder est avant tout une « source de connaissance », où « l’idéal » agissant dans chaque phrase reste « purement instinctif », pour Arno Geiger elle recèle davantage une « force élémentaire », qui tient à « la raison et à la beauté » de ce qui agit à la marge : « Felder est un original de bout en bout. Original en tant que réformateur social. Original, par ses origines linguistiques. Original, parce qu’il s’est ressaisi artistiquement à la fin de sa courte vie, et ce pour s’affirmer dans toute sa singularité. »

Franz Michael Felder n’a en effet rien du poète du terroir de l’époque Biedermeier (1815-1848). Comme l’écrit très justement Handke, ce n’est pas la « possession » mais la « justice » que Felder cherche dans sa description renouvelée des choses, des paysages et des êtres humains. Contemporain des mouvements d’émancipation de 1848, Felder s’active par tous les moyens à faire entrer les Lumières dans sa vallée perdue. Il fonde la première coopérative agricole de la région et crée également la première bibliothèque de prêt en Autriche. Véritable bête noire des prêtres et des barons du fromage, il est accusé d’être un hérétique, un républicain rouge à la solde des francs-maçons.

Bouleversé par la mort de sa femme et usé par un dur labeur, Felder rassemble ses dernières forces pour s’atteler au récit de sa vie. Selon l’adage d’un vieil homme de la vallée voisine, « l’homme intègre et de bonne volonté qui écrit au sein du peuple et pour le peuple accomplira bien plus de choses qu’un curé ». Il meurt peu après, en 1869. Il n’a pas atteint les 30 ans.

Inséparable de l’œuvre d’une vie, un tel engagement social a sans doute contribué à la relégation de Felder comme écrivain régional, mais il n’empêcha pas pour autant les nazis autrichiens d’en annexer la figure. Le 13 mai 1939, à l’occasion du centenaire de sa naissance, toutes les écoles du Vorarlberg durent rendre hommage au « précurseur du national-socialisme ».

« Avec un tel esprit antiautoritaire, jamais servile, toujours aux côtés des plus faibles, Franz Michael Felder était pourtant totalement inapproprié pour une telle récupération, souligne Arno Geiger. Les nationaux-socialistes ont tout dégradé : les prénoms, les noms, les rues, les maisons, les arbres, les fleurs, les couleurs, les formes… Tout, sans exception. Felder a disparu pendant des décennies de notre champ de vision, parce que tout regard posé sur la réalité campagnarde ou provinciale était discrédité par définition. »

Scènes de ma vie est un grand livre fondateur, qui inaugure un rapport nouveau entre le monde de la terre et celui de l’esprit. Il constitue à cet égard un tournant dans l’histoire de la littérature autrichienne. « Oui, j’ai pu lire le récit de la vie de Felder paragraphe après paragraphe comme je l’aurais fait des articles d’un texte de loi, avec une prudence et une attention extrêmes qu’aucune fiction ne requiert », conclut Peter Handke dans sa préface.

La traduction méticuleuse d’Olivier Le Lay restitue mot à mot cette patiente conquête. Elle permet au lecteur français d’éprouver à son tour ce que le tout jeune Felder a ressenti : le sentiment d’être « élargi ».