Le Point, 20 mars 2014, par Roger-Pol Droit
Milner, le penseur qui dérange
L’essayiste publie deux nouveaux livres, où il taille dans le vif du politique, de l’éthique et du savoir.
Il faudrait afficher, sur les travaux de Jean-Claude Milner, des pancartes criardes. On y lirait « Attention, risque de chutes d’illusions », « Pensée en chantier, prenez garde aux éboulements de certitudes », « Le port du concept est obligatoire » sans oublier l’avertissement principal : « Grande œuvre en construction. Accès recommandé au public ». En effet, de livre en livre, il est devenu évident que cet homme à l’intelligence déliée n’est pas un essayiste parmi d’autres, mais bien un maître d’exception. Singulier maître, déconcertant, comme il se doit, mais avant tout aigu, incisif, cristallin. Dans sa prose acérée, pas de frime ni d’esbroufe – rien que le tranchant subtil des argumentations taillant dans le vif du politique, de l’éthique et du savoir.
Dernière illustration : « Loi juive, loi civile, loi naturelle. Lettres sur le mariage pour tous et ses effets à venir », sa correspondance avec Pascal Bacqué au sujet du mariage pour tous. Née par hasard, elle n’était pas destinée à la publication. Pascal Bacqué, qui étudie le Talmud, a pris parti contre Milner, qui se dit athée, s’interroge en le critiquant. Les échanges explorent leurs divergences sur des questions chaudes : la nouvelle loi française est-elle contraire à la loi naturelle, si toutefois celle-ci existe ? Et à la loi juive ? Et quelles seront les conséquences de ce dénommé mariage « pour tous » ? Reste à chercher ce que veut dire « tous ». Comment ose-t-on parler au nom de « tous » ? Quelle arrogance, quel subterfuge permettent donc de dire, par exemple, « nous tous » ? Ou encore « tout le peuple », ou même « toute l’humanité » ? Des questions qui sont d’ailleurs au départ de son autre nouveau livre, L’universel en éclats, regroupant des interventions de ce penseur à facettes. Linguiste, il souligne que l’opérateur « tout » existe seulement chez les êtres parlants que nous sommes. L’universel est d’abord une invention de la langue. Philosophe, il élabore pas à pas une critique de cette grande notion, socle des droits de l’homme après avoir été, depuis sa fondation par Paul de Tarse, fer de lance du christianisme. Lecteur de Lacan, il n’a pas oublié non plus que le réel est singulier, qu’il advient par effraction.
Naufrage de l’école
L’analyse, avançant par fragments disjoints, montre combien l’universel, si évident, si solide en apparence, est en réalité bien plus fragile qu’on ne le croit. Loin d’être monolithique, il se révèle disparate, construit de bric et de broc, fissuré, précaire… À cet universel fragile parce que « facile » (c’est-à-dire élaboré en soustrayant une à une toutes les particularités des individus, des communautés, des genres…) Milner oppose la nécessité de concevoir un autre universel, fondé sur les singularités. La difficulté à résoudre est alors celle-ci : comment peut-on revendiquer sa spécificité, ses particularités, son identité singulière et prétendre, en leur nom, à une forme d’universalité s’adressant à tous ?
Question fort ancienne : c’est autour d’elle que s’est construite la pensée juive. Milner montre donc comment la question de l’universel, selon la manière dont on la conçoit, conduit à l’exclusion ou à l’inclusion des juifs. Car les différentes faces sont intimement liées : la langue, les représentations, le politique, la place des juifs ne sont pas des registres séparés. Toute la démarche de Milner consiste à explorer les connexions profondes de registres jugés d’habitude séparés. En fait, il ne parle que de cette interdépendance, trop souvent invisible. Qu’il dénonce l’atonie du débat intellectuel, le naufrage de l’école, les penchants criminels de l’Europe démocratique, les dérives de l’université, Jean-Claude Milner bouscule fausses évidences et clivages en trompe-l’œil. Il ouvre ainsi des perspectives, balise des changements d’optique. Sur ces chemins exigeants, la solitude est la règle. Les intellectuels font meute, les maîtres sont des loups solitaires.