L’Express-L’Impartial, 1er avril 2014, par Philippe Villard
Dans les reliefs du Goulag
Ample et majestueux comme un fleuve russe, ce premier livre puissant évoque avec grâce et talent la mémoire et l’oubli.
Un premier livre peut être la première pierre d’une œuvre. Et en matière de pierres, quand on est comme Sergueï Lebedev, géologue de formation, quel que soit le chemin choisi, on devine qu’il sera semé de cailloux. Des noirs plutôt que des blancs, car ils conduisent à cette Limite de l’oubli, cet horizon au-delà duquel l’auteur-narrateur-héros bascule et manque de se perdre dans une recherche grandiose.
Il s’insinue une dureté minérale dans cette œuvre puissante, animée d’un magistral souffle de vie, portée par une langue travaillée au diamant et polie comme un galet. La Limite de l’oubli est un livre à strates qui explore des sédiments mémoriels d’un pays où le souvenir reste à la fois profondément enfoui, pétrifié et très poreux.
Le récit repose sur une histoire simple. Celle d’un jeune homme qui, enfant, est mordu par un chien noir, comme surgi du passé. Pour le sauver, son « autre grand-père », figure tutélaire aveugle et mystérieuse, lui donne son sang, mais y laisse sa vie. Une fois adulte, cet héritier, entreprend une longue quête pour savoir qui était cet homme, pour lever le voile de la cécité et transfuser le passé soviétique dans le présent russe.
Comme le Stalker
Et ce périple le ramène dans le Grand Nord. Là, de pétroglyphes recouverts des lichens de la taïga en ossements régurgités par la terre, de paysages en déshérence en errance urbaine, de combinats fossilisés en reliefs de Goulag, Lebedev réexplore ce territoire maudit où la civilisation se traduit par l’arrivée des camps. Il exhume les dernières buttes témoins de ce passé de friches et de ruines.
À l’image du Stalker de Tarkovski, Lebedev guide son lecteur dans le mystère d’une zone ravagée par le non-dit, le jamais montré, mais infiltrée de « toujours su »…
Le narrateur prend le train, la voiture, marche, dégringole dans les abysses d’une carrière immense, profonde et béante comme un trou de mémoire. Il croise des personnages surprenants inquiétants, sauvages ou poétiques. Il remonte un fleuve comme on remonterait le temps, pour se perdre jusqu’à l’immensité de son embouchure. À travers cette odyssée solitaire et têtue, Sergueï Lebedev sculpte un livre de géologue. Un livre qui fouille et fouaille la terre et les entrailles. Et, dans la profondeur du sous-texte, il incite à un tri permanent entre le romanesque et l’historique.
Suture mémorielle
La traduction magnifique révèle un style puissant et une maîtrise narrative qui fascine. Avec passion mais sans hystérie, avec le sens du tragique et celui de l’histoire, ce livre pleure des fragments d’âme russe dans le vibrato d’une balalaïka grinçante, désaccordée par les événements.
Sergueï Lebedev avait 10 ans quand l’URSS a implosé et son récit propose une suture mémorielle. Dans sa hâte de tourner une page, la Russie postmoderne gomme, omet, oublie ce passé vidé de sa substance. Entre baraquements vermoulus et sites à l’abandon, il réinvestit des lieux sans nom, jusqu’aux premières lignes de ce « front de taille » qui terrorisait Varlam Chalamov dans les Récits de la Kolyma. Et, à l’autre lèvre de la plaie, la Russie soviétique a comblé les fossés de Babi Yar (en Ukraine) et d’ailleurs, pour enfouir cette Shoah par balles dont le souvenir, réfugié dans la « littérature des ravins », apporte un écho singulier au travail de mémoire accompli par Lebedev.
Au fil de la plume, comme investi d’une mission, il recoud sans anesthésie une profonde blessure, avec doigté et talent.