Politis, 13 février 2014, par Christophe Kantcheff
Prendre la clé des champs
Scènes de ma vie, de l’Autrichien Franz Michael Felder, est un chef-d’œuvre de la littérature du XIXe siècle qui nous parvient seulement aujourd’hui.
« On nourrissait artificiellement et crûment l’égoïsme de l’individu. » Qui s’indigne ainsi de l’évolution de la société ? Un théoricien révolutionnaire ? Un moraliste de notre temps ? Non pas. Cette phrase est extraite d’un des chefs-d’œuvre de la littérature de langue allemande du XIXe siècle, qui nous était encore inconnu parce que non traduit en français : Scènes de ma vie, de l’Autrichien Franz Michael Felder (1839-1869).
Felder n’a pas encore 30 ans quand il s’attelle au récit de son existence. Se lancer dans une autobiographie, pour un jeune écrivain qui n’a encore que peu publié, n’est certainement pas le geste littéraire le plus évident. Mais un événement tragique l’a décidé : la mort de sa femme, Anna Katharina. Il entend ainsi redonner vie à celle qu’il nomme Nanni, en racontant ses années de jeunesse, sa rencontre avec elle, jusqu’à leur mariage. Ce faisant, Franz Michael Felder réalise une œuvre d’une grande ampleur.
Scènes de ma vie pourraient n’être qu’une chronique pastorale d’une région d’élevage montagneuse, le Bregenzerwald, à l’ouest de l’Autriche, où Felder a vécu sa courte existence. Cette dimension-là n’est évidemment pas absente du texte, car l’écrivain est né paysan, pauvre de surcroît. Il en a effectué tous les labeurs, d’autant qu’il a perdu son père très tôt. « Sur l’alpage, les jours se ressemblent assez, et chacun apporte son lot de travail. » Mais ce que ce livre raconte avant tout, c’est l’histoire d’une extraction sociale et d’une conquête.
Sortir de son milieu d’origine ne relève pas d’une volonté de la part de Felder – il n’est pas un ambitieux –, mais d’une nécessité. Scènes de ma vie est en effet marqué par une obsession : celle, pour le narrateur, dès son enfance, de trouver des journaux et des livres et de se préserver du temps pour lire malgré la charge de travail et l’obligation de rapporter quelque argent. Son appétit est vorace, qui fut initié par son père, amateur d’almanachs, puis redoublé par l’école, tant appréciée pour les nouveaux horizons qu’elle lui offre, mais dont le temps a été trop court. « Moi seul je quittais l’école affamé et les yeux mouillés de larmes », écrit-il.
Lire, se cultiver, récuser les préjugés et faire preuve d’esprit critique n’est pas sans conséquences sur le regard que les autres portent sur Felder, cette « opinion publique » qu’il honnit. La conquête dont il est question ici est multiforme – Scènes de ma vie est au sens fort un « roman » d’apprentissage, auquel on serait tenté de mettre un « s ». Le plus important de ces apprentissages : la faculté d’être soi-même.
Les lectures et quelques rencontres sont déterminantes. « J’[…]acquis une fois encore la conviction qu’après tout j’étais maître de moi-même, et que ce n’était jamais que l’illusion d’être incapable de faire ceci ou cela qui me paralysait et me rendait malheureux. » À mesure qu’avance le récit, le jeune homme se défait de tous les carcans. À propos de littérature, il vibre à l’écoute d’un vétérinaire qui lui parle comme un sage : « La lecture n’est formatrice qu’aussi longtemps qu’un écrivain est un homme de bonne volonté, je dirais presque : qu’il écrit avec son sang. Mais s’il ne fait que suivre le goût et les caprices de son époque, en un mot s’il se laisse façonner par son lecteur […], alors la lecture n’est pas formatrice. » L’amour qu’il partage avec sa Nanni est aussi une victoire, contre la réputation de n’être pas un homme sérieux, c’est-à-dire un paysan solide.
Cette liberté conquise transparaît dans la narration même de Scènes de ma vie. Au seuil d’un chapitre décrivant l’évolution du flirt entre les amoureux, l’auteur conseille au lecteur pressé de sauter ces pages. Cette ironie n’est pas le fait d’une arrogance, mais le signe d’une prise d’assurance. Que serait devenu l’écrivain Franz Michael Felder s’il n’avait pas disparu peu après avoir achevé le manuscrit de Scènes de ma vie ? Sans aucun doute un auteur considérable. À même pas 30 ans, et bien qu’élevé dans le dialecte de sa région, il avait déjà trouvé sa langue, d’un classicisme délié puissamment évocateur, fort bien rendu par cette traduction. Il y affirme aussi un point de vue marqué par un humanisme soucieux de justice. Scènes de ma vie est un très grand livre d’amour et d’émancipation.