La Revue des deux mondes, juin 2014, par Édith de La Héronnière

Si l’on parle de Franz Michael Felder (1839-1869) comme du « paysan-écrivain de Schoppernau », ce récit autobiographique n’est en rien un « écrit du terroir », mais plutôt une voix authentiquement littéraire venue des profondeurs du monde rural, à une époque où cela ne s’était encore jamais vu en Europe. L’auteur a 29 ans lorsqu’il achève son récit. C’est un paysan très pauvre du Vorarlberg, région montagneuse de l’Autriche occidentale, en bordure de la Suisse et de l’Allemagne. Son œuvre comprend déjà deux romans, de la poésie et une importante correspondance. Ses parents, comme lui, vivent de l’élevage de quelques vaches laitières et d’un petit artisanat de broderie. Mais dès son jeune âge Franz Michael se distingue des autres enfants par sa passion pour la lecture, dans ce village de montagne où le livre est non seulement absent mais réprouvé car susceptible d’induire en tentation. À 10 ans, le plus grand bonheur de l’enfant est la lecture de l’almanach de l’année. À 15 ans, il fait venir de la ville voisine le Barbier de village, le journal local et en fait la lecture à voix haute à ses amis. Un docteur le prend en amitié et lui fait découvrir Goethe et Schiller, dont les œuvres deviennent ses livres de chevet, au grand dam des villageois, dont il est la risée. Lorsque son père meurt brutalement, le jeune garçon, qui désire plus que tout faire des études, se résigne, sur les conseils du curé du village, à s’occuper du troupeau pour seconder sa mère. La résignation ne sera pas chez lui renoncement mais fruit de la maturité et de la sagesse. Dès lors, sa vie très rude se partage entre le soin de ses vaches, qu’il accompagne chaque année dans les alpages, et ce qu’il appelle son « monde du cœur » – la lecture et l’écriture – auquel il consacre ses nuits et son rare temps libre, car jamais il ne sacrifiera ce qui lui est essentiel. Une vie harassante et inquiète, dans laquelle il doit composer avec le manque d’argent et la moquerie ou la haine de ses « pays », qui le considèrent comme un original. Il ne cessera de lutter contre le conformisme et les préjugés de cette société rurale, sans jamais perdre son appétit de savoir et son désir de le faire partager à tous. C’est une guerre intérieure dont il est question dans ces pages, menée sans relâche pour affirmer son amour de la littérature, dans une profonde solitude qui, par chance, rencontrera une âme sœur, Nanni, qu’il épousera après bien des obstacles mis sur sa route.

Ce récit, admirablement écrit et traduit est celui d’un esprit noble, lucide sur le monde qui l’entoure et dont il partage résolument le sort, tout en tentant de l’améliorer. Ce livre n’est pas sans faire songer au très beau film Heimat récemment sorti en salles.