Art absolument, mai 2014, par Ulysse Baratin

Les œuvres d’art informent notre rapport au monde, l’étoffent tout en l’approfondissant, lui font quelque chose, mais quoi exactement ? Et, lorsque advient le moment esthétique, que se produit-il au juste ? À ces questions, le spécialiste de littérature et d’esthétique Laurent Jenny apporte une série de réponses dans La Vie esthétique.

 

Vous écrivez que les relations entre stases et flux sont constitutives du moment esthétique. Quelle est la nature de ces relations ?

Il me semble que le moment esthétique est de l’ordre d’une « crampe » dans le flux du temps. Avoir une émotion esthétique, c’est soudain prendre la mesure de l’instant et de ce qui le compose comme un tout provisoire et lui don ne sa profondeur, en résonance avec d’autres expériences. Cela suppose qu’on procède à un arrêt, une retenue dans le flux des perceptions et des pensées. Je ne vois donc pas vraiment de différence entre conscience de l’instant, mémoire immédiate et conscience esthétique. Dès qu’il y a une attention à l’instant, à ce qui en fait la saveur particulière, dès qu’on l’empêche de passer trop vite, on est de fait dans une attitude esthétique. Bien sûr, la particularité de l’art, c’est de construire des instants fictifs, mais inspirés par des expériences réelles, et de les rendre partageables par des formes qui en sont le support. Vous savez que cette question des instants forgés a beaucoup préoccupé la théorie de la peinture depuis Lessing : selon lui, le tableau ne devait pas viser l’instantanéité, au sens où nous comprenons ce terme depuis la photo, mais « l’instant unique », c’est-à-dire un moment doté d’une certaine épaisseur où, l’on pouvait identifier les traces d’un passé immédiat et l’annonce d’une imminence. C’est parce que la clôture de l’instant n’est jamais totale, qu’elle configure toujours des traces et des annonces, qu’il faut se représenter les rapports entre stases et flux comme fluides et réversibles. Le moment esthétique n’est pas un absolu, c’est un freinage momentané dans le courant des perceptions qui permet de considérer brièvement leurs relations et leur relief.

 

Si, comme vous le dites, nous sommes habités par les regards des peintres et des écrivains, un regard singulier sur le monde est-il possible ou bien sommes-nous toujours « expulsés de nous-mêmes par l’incorporation du regard d’un autre » ?

Le moment pictural que nous habitons nous offre des formes de vision (un historien de l’art comme Hans Belting souligne que même nos images oniriques sont façonnées par notre culture visuelle). De même, la tradition littéraire ou poétique que nous connaissons nous rend attentifs à certains croisements particuliers de perceptions, d’émotions et d’images. Et les musiques qui nous sont familières nous proposent de privilégier certains rythmes ou certaines harmonies qui sont aussi des formes de vie. En ce sens, bien sûr, notre expérience esthétique procède de modèles et ne peut prétendre à être purement subjective (pas plus que le langage en général d’ailleurs). Mais, en revanche, la façon dont nous nous approprions ces cadres et ces modèles pour les réinvestir dans nos existences singulières est toujours purement individuelle. Si l’on sort du domaine de l’expertise professionnelle de l’art, qui a ses règles collectives, on s’aperçoit que chacun, lorsqu’il est rendu à sa liberté d’amateur, a son usage propre de l’art. Proust en montre bien des exemples amusants mais aussi instructifs : son Swann se sert de la peinture pour se masquer par des identifications flatteuses la médiocrité de son amour pour Odette ou pour se désennuyer dans le monde en projetant des portraits célèbres sur les personnages insignifiants ou dérisoires qu’il rencontre. Cela, vraiment, n’appartient qu’à lui… Et ce n’est pas parce qu’il est un personnage de fiction qu’il n’est pas exemplaire de comportement réels. La « refiguration » de l’art (pour emprunter un terme à Paul Ricœur), c’est-à-dire l’application de ses formes à nos existences, ne saurait être qu’individuelle et en un sens elle requiert presque autant de créativité et de talent que l’invention des formes premières. C’est ce que j’ai essayé de décrire dans La Vie esthétique en me fondant sur des fictions mais aussi sur ce qu’en ont dit des personnes réelles lorsqu’elles évoquaient leur rapport à l’art [Stendhal, Valéry, Sartre ou Michaux). Je n’ai pas hésité non plus à me retourner sur mes propre usages spontanés de l’art lorsque je ne cherche à être ni savant ni expert.

 

Votre ouvrage est émaillé d’évocations de voyages, les vôtres mais aussi ceux d’écrivains, Stendhal à Rome ou Michaux en Équateur. Dans quelle mesure cette existence en mouvement se prête-t-elle au moment esthétique ? La vie viatique favoriserait-elle la vie esthétique ?

Entre voyage et perception esthétique, il y a évidemment une racine commune : c’est le « dépaysement » pris au sens le plus large. Les œuvres d’art nous « dépaysent » parfois littéralement parce qu’elles émanent de temps historiques ou de cultures qui nous sont étrangers. Mais elles nous « dépaysent » toujours cognitivement en ce qu’elles nous arrachent à la vie inattentive, qui est notre pente la plus naturelle si quelque promesse de plaisir ne vient pas la contrarier. Il me semble aller de soi que le voyage (lorsqu’il n’est pas préprogrammé dans les formes industrielles du tourisme) stimule constamment un état d’éveil à la nouveauté, à l’inédit des couleurs, des saveurs, des modes d’être. En tant que tel, le voyage a donc toujours une dimension esthétique. Des écrivains comme Michaux ou Nicolas Bouvier en ont admirablement témoigné.

 

Dans un récent article sur Baudelaire, Yves Bonnefoy écrit que « la sensibilité proprement poétique sait percevoir la transcendance dans les situations et les choses de la réalité empirique ». Le moment esthétique tel que vous le définissez peut-il être rapproché de cette faculté de perception de la transcendance ?

Je me méfie beaucoup du poids métaphysique dont on a chargé l’art depuis le romantisme. J’ai peur que cela ne l’écrase d’une responsabilité philosophique démesurée et qui n’est pas vraiment son affaire. Cette revendication de transcendance a aussi l’inconvénient de nous détourner des apports réels de l’art, qui sont à la fois plus modestes et plus concrets. Si l’art et l’attitude esthétique peuvent nous aider à percevoir les « choses de la réalité empirique », en montrer la richesse et la résonance, il me semble que c’est déjà beaucoup : l’affaire de l’art, c’est d’abord d’approfondir notre habitation du monde. Cela répond, me semble-t-il, à un besoin assez naturel, non seulement lorsqu’on est dans des situations privilégiées où, délivré des urgences de la nécessité pratique, on peut s’ouvrir à la vie sensible, mais aussi, de nombreux exemples le montrent, dans les situations de la plus grande détresse, où cette ouverture apparaît comme une sauvegarde et une délivrance. Plutôt que de se griser des mots d’« absolu » et de « transcendance », il me semble qu’il faut chercher à réinscrire l’attitude esthétique dans l’ensemble des conduites « attentionnelles » qui font partie de nos dispositions anthropologiques naturelles. Baudelaire le savait bien, qui définissait le regard du « peintre de la vie moderne » comme « l’enfance retrouvée à volonté ». Cela nous aide aussi à jeter des ponts entre le « grand art » et l’« art de masse », qui font l’objet de théorisations bien différentes, purement esthétiques d’un côté et trop souvent purement sociologiques de l’autre. Dans mon livre, je pars souvent d’exemples puisés dans la culture « haute » mais j’essaye de montrer que les usages de l’art qu’ils décrivent n’ont rien de très élevé et qu’ils ressemblent beaucoup aux usages désinvoltes de la culture « basse ».