Présence d’Albert Camus, nº 6, 2014, par Agnès Spiquel

Paul Audi est un philosophe qui prend la littérature au sérieux et qui interroge – opiniâtrement – les phrases qu’ont écrites des hommes qu’il aime et admire. Quand il lit dans les Carnets de Camus en mai 1959 : « […] depuis près de cinq ans […] je me fais la guerre et je me détruirai ou je renaîtrai, c’est tout. » (OC IV, p. 1297), il veut comprendre. Cela donne ce livre essentiel, fruit d’une longue quête qui fait remonter son auteur en deçà des « cinq ans » en question, jusqu’au Camus de 1935 (« Il me faut témoigner », OC II, p. 795) ou à celui de 1952 : « Qui témoignera pour nous ? Nos œuvres. Hélas ! Qui donc alors ? Personne, personne sinon ceux de nos amis qui nous ont vus dans cette seconde du don où le cœur tout entier se vouait à un autre. Ceux qui nous aiment donc. Mais l’amour est silence : Chaque homme meurt inconnu. » (OC IV, p. 1146). Au cœur de la polémique des Temps Modernes, cible d’un procès sans merci, Camus apprend – douloureusement – que l’essentiel n’est peut-être plus de trouver un système de défense mais de sonder au plus profond ce monde du jugement, avec lequel, qu’il le veuille ou non, il a pactisé, parce qu’il est entré dans le discours ; un monde de l’injustice, au rebours de celui de l’amour, qui est silence.

Cette exploration, Camus la mène dans « Le Renégat » et surtout dans La Chute ; après quoi il est « face à lui-même », c’est-à-dire face à une révision, aussi radicale que nécessaire, de ce qu’il a fait depuis le début de sa carrière d’écrivain. La Préface de 1958 à L’Envers et l’Endroit le dit clairement : « […] un temps vient toujours dans la vie d’un artiste où il doit faire le point, se rapprocher de son propre centre, pour tâcher ensuite de s’y maintenir. » (OC I, p. 38) La phrase implique que Camus a le sentiment de s’être éloigné de ce centre. Il s’agit, selon Audi, non d’une trahison, mais d’un reniement de ce « mandat initial » qu’il s’était assigné : témoigner. Comment témoigner du silence (celui de sa mère, et de ceux qui vivent dans « le quartier pauvre ») ? comment témoigner de l’amour – qui est silence ? peut-on témoigner hors du langage ou plutôt dans quel langage témoigner du silence et de l’amour ?

Dans la première partie de son livre, « L’injustice du jugement », Paul Audi suit, en neuf courts chapitres (sans titre), cette révision déchirante, qui mène Camus à reconsidérer sa manière même d’être en littérature. Audi progresse selon une argumentation serrée, marquée à la fois par la rigueur et par l’empathie, toujours proche des textes de Camus, et qui, on l’aura compris, est de l’ordre de la pensée et non de la psychologie. La seconde partie du livre, « Une justice sans jugement », adopte un dispositif tout différent : ses huit chapitres (avec titres) se présentent sous la forme de dialogues philosophiques qui explorent la question : peut-il y avoir une justice sans jugement ? La forme dialoguée permet une réflexion à la fois très argumentée et tout en nuances, qui progresse méthodiquement de la notion de « jugement de valeur » vers l’élucidation de ce que pourrait être une « éthique du non-jugement ». Paul Audi s’appuie là sur des philosophes qu’il connaît bien : Nietzsche, Deleuze, Lacan ; il interroge aussi notre époque, dans le sillage du penseur allemand du XXe siècle, Günther Anders. Pourtant, Camus est loin d’être absent de cette seconde partie : c’est toute l’analyse de la première partie qui se trouve baignée dans une réflexion philosophique où elle s’inscrit parfaitement. Certes, Audi estime que Camus n’a pas eu le temps de sortir de la culpabilité et de l’angoisse qu’elle entraîne – mais qu’il a bien perçu, comme Faulkner, que la littérature peut être une manière d’échapper à la malédiction du langage (qui est toujours-déjà jugement), la possibilité d’en finir avec le jugement des hommes, le lieu d’un suspens du jugement, la voie d’une justice sans jugement.

Le livre de Paul Audi, exigeant et beau jusque dans la densité de la langue, fera méditer longuement ceux qui connaissent et aiment Camus ; à tous les lecteurs, il montrera la profondeur du questionnement de Camus sur lui-même, sur l’éthique et la littérature. Il est aussi un exemple de parfaite honnêteté intellectuelle. Paul Audi, de la plus belle manière qui soit, vient témoigner pour Albert Camus.