Critique, janvier 2010, par Anne Herschberg Pierrot

Du style en critique, Jean-Pierre Richard

Trois petits livres de Jean‑Pierre Richard (Roland Barthes, dernier paysage ; Nausée de Céline ; Chemins de Michon)* viennent de paraître ou de reparaître aux éditions Verdier, pour notre plus grand plaisir : trois élixirs, qui délivrent au lecteur la quintessence des œuvres dans la singularité de leur rythme.

Ce pouvoir tient à la dynamique singulière d’un style, d’une prose critique qui est une écriture. Jean‑Pierre Richard s’intéresse, depuis longtemps, à la différence interne des œuvres, à la singularité de leur style. Sa critique est elle-même écrite en style, comme le souligne Jean Bellemin‑Noël dans une belle réflexion sur le style de la critique**. Attentive à la singularité d’un rythme, cette écriture empathique, fondée sur la sensualité figurale des mots, la présence vive d’une énonciation et d’une scansion, entraîne le lecteur dans la cohérence d’un univers singulier, dans un parcours dont ne peut rendre compte aucun résumé.

Les trois publications, toutes trois brèves et denses, se sont construites dans le temps. Le livre sur Céline est le plus ancien. Le merveilleux petit volume sur Pierre Michon étage des textes parus au fil des publications (1990‑2007), sur les Vies minuscules, Rimbaud le fils, le Goya de Maîtres et Serviteurs (« Dieu ne finit pas »), Vie de Joseph Roulin. Roland Barthes, dernier paysage, propose un parcours sensible du Barthes des années 1970 (nommé R.B.), à partir des cours au Collège de France et des textes sur Twombly, Réquichot, et sur Daniel Boudinet. Le style du parcours est chaque fois singulier. Dans le Michon, l’écriture du sensible, très présente (souvent par couples : le poing et le plomb dans le Rimbaud) alterne avec une analyse développée de la narration, des personnages, du rythme, et du style.

La critique de Jean‑Pierre Richard, dans son projet même, privilégie l’historicité de chaque texte et son mouvement. Chaque texte propose une « scansion interne » de l’œuvre, fondée sur le choix de « mots‑constellations », qui sont des motifs profonds restitués à leur historicité : le poisseux chez Céline, lié à la « poisse » – moisissure écœurante et mucosités, distinct de l’empoissement de ladoxa, qui s’exprime chez Barthes sous la métaphore du sable mouvant, un « ensablement immobile dans le sable mouvant » (cité p. 8). La citation de Nietzsche, qui ouvre Roland Barthes, dernier paysage (« Le concept n’est autre que le résidu d’une métaphore ») pourrait aussi bien s’appliquer au style de Jean-Pierre Richard. Ce style relève de ce que Barthes nomme, dans un séminaire, la « pensée‑mot » – une pensée inséparable de l’écriture – en regard de la « pensée‑pensée » des philosophes : chez Richard comme chez Barthes, la métaphore se fait support et relais de la sensation vers le lecteur. Ainsi, Nausée de Céline ouvre vers une phénoménologie du sensoriel, mais aussi vers l’impression de malaise et d’écœurement que le texte de Jean‑Pierre Richard sur Céline réussit à donner à son lecteur : un malaise lié à l’efficacité d’un style empathique (« Empoissé, empoissant, l’objet ou l’autre, s’ouvre à demi déjà, tout en restant fermé, et il m’inonde sournoisement de sa fatalité intime, de sa “poisse” », C, p. 16), lié à la recherche, très richardienne, d’une cohérence interne de l’univers célinien, qui conduit à l’éloge du style (« sa puissance si bouleversante d’émotion », C, p. 84). Sans complaisance pour l’antisémitisme de Céline, le texte de Jean‑Pierre Richard en propose néanmoins une description qui adopte le point de vue nauséeux de la haine, et choisit la polyphonie de l’indirect libre pour en rendre raison, jusqu’à l’humour noir :

« Car il est trop évident qu’en injuriant les juifs Céline découvre en lui la force la plus capable de suspendre la fatalité de sa nausée : lui aussi ne reste debout que par la frénésie de ses insultes. Sa haine le protège : elle le préserve de devenir semblable à ce qu’il hait (à ce qu’il est). Parfait cercle du persécuté‑persécuteur. Car s’il est universellement coupable du malheur humain, il s’ensuit, de façon logique, que le juif doit être universellement anéanti. Ou disons, si l’on veut, que Céline, renonçant à aller jusqu’au bout de sa nuit, décide, imaginairement, d’y envoyer à sa place les autres, certains autres : l’histoire, le prenant au mot, se chargea de faire que cette formule ne soit pas seulement un tour de rhétorique ou une issue pulsionnelle. » (C, p. 58-59)

Le retentissement des textes de Jean‑Pierre Richard sur le lecteur tient au style singulier de sa critique, qui trace une rythmique particulière dans l’œuvre étudiée. Les métaphores spatiales des titres (Chemins de Michon, Roland Barthes, dernier paysage) disent le mouvement de l’œuvre et celui de son parcours critique (« ce parcours dans le jardin barthésien des qualités sensibles », B, p. 14). Ainsi, le parcours barthésien part des métaphores qualitatives (le poisseux, le moiré, la vigueur et la nuance, le scintillant, le mat…) vers des « figures, plus actives, porteuses d’une possibilité, au moins, d’événement » : le tilt (« ça fait tilt ») et la prise (« ça prend »), avec des métaphores culinaires : la mayonnaise, l’huile, ou encore le pli – si barthésien – puis en dernier lieu les figures de l’aération – le haïku, le grain, l’alcyon. Mais le mouvement du trajet critique est aussi inséparable d’une dynamique du style. Le style tient ensemble, dans un même devenir, le paysage décrit, le discours critique qui le construit, et la lecture qui en épousera le cours. Des verbes de transformation et de mouvement, des pronominaux qui indiquent un procès en cours sans l’intervention du sujet critique qui les fait retentir, des figures d’énonciation (on, nous), un présent atemporel, présent de généralité et présent d’immanence, alternant parfois avec le futur ou le conditionnel, projettent le lecteur dans la temporalité indéterminée et virtuelle d’un monde fictionnel :

« Une métaphore inédite vient alors indexer cette situation : celle du sable mouvant. On y entre dans le cauchemar et le paradoxe dune immobilité apparente (le sable ne bouge pas, pas plus, s’il veut se donner quelque chance de survie, que le sujet enlisé lui-même), immobilité liée à une mobilité sournoise : le sable happe insensiblement, il absorbe sa victime dans la succion d’une viscosité profonde. Grand amateur d’oxymores, R.B. y voit une image possible de nos vies : “Cette mort lente du surplace”, cet “ensablement immobile dans le sable mouvant”. » (B, p. 8)

Nulle référence érudite (titre, page) ne vient s’interposer entre le texte citant et la citation, et l’osmose est complète quand le texte critique fait usage des mots de l’œuvre étudiée, avec ou sans italique (ainsi pour Barthes, le « mot‑mana »). Chez Michon, Jean‑Pierre Richard relève de nouveau, comme une métaphore pour lui obsédante, l’engluement :

« Une telle pesanteur se rêve quelquefois en des motifs d’engluement ou de collage : comme une lubrification qui traverserait en profondeur le tissu des choses. Ainsi d’un curé d’abord trop élégant, Michon écrit que “le temps l’avait empaysanné, l’arrière-campagne l’avait des pieds à la tête oint de son huile épaisse, lourdement odorante”. Onction emprisonnante, mais d’une certaine manière euphorique aussi, puisque finalement, on le verra, sacramentelle. » (B, p. 12).

Le commentaire fait résonner la métaphore dans la reprise de substantifs abstraits, et la qualification adjectivale. Les substantifs abstraits, parfois néologiques (ainsi, chez Barthes, « l’aérité ») nomment cet univers du sensible, démultiplient la qualité dans des expressions alternatives (« motifs de verticalité ou de volatilité »), qui développent les analogies, les parentés synonymiques, et les couples d’oppositions, dans un phrasé ouvert qui approche le dire dans le temps de la phrase. Ils sont qualifiés par des adjectifs, qui construisent des rapprochements inédits (romans de Michon, « éblouissants et sauvages », ou à propos de Rimbaud, « un empoignement dansé »), dans des groupements binaires ou ternaires : « La langue des trônes et des dominations, d’une certaine hauteur religieuse, d’une noblesse lyrique, ou d’une pure immédiateté sensible (invention d’une “chair du monde”) s’y mêle sans effort aux tournures d’un parler quotidien, familier, un peu canaille. » (M. p. 55) La prosodie phonique et rythmique est alors primordiale et fait de cette écriture un poème critique. Elle marque la présence d’une voix qui s’entend dans la vivacité rythmique des attaques de phrase et des questions qui animent les différents essais. Ainsi, dans l’ouverture de Chemins de Michon :

« Que dire de la séduction immédiate, presque brutale, provoquée chez moi par un texte de Michon ? C’est l’effet, il me semble, d’une énergie de langue, d’une très singulière vitalité d’énonciation avec la prise, ou surprise, d’une voix tout à la fois lyrique et railleuse, d’un rythme, présent, perdu, toujours à l’œuvre dans le courant de la narration, d’une scansion, en somme capable d’informer la matière des mots et le tissu d’un monde.

Pourquoi, vers quoi, en vertu de quoi aussi tout cet ébranlement de phrase ? » (M, p. 7)

La phrase se cherche, elle est perpétuellement en mouvement et instaure une relation dialogique avec son destinataire, dans un effet de relance constant de la dynamique de la phrase et d’une construction en acte d’un sens qui n’est jamais posé dogmatiquement. Parfois l’interrogation, mimétique, cherche à retrouver le cours d’une pensée : « Refaire éternellement du R.B., à quoi bon ? pense R.B. Muer alors, changer de mots, élaborer une nouvelle façon d’écrire, celle de ce “roman” autour duquel ne cessent de rêver les Cours et séminaires ? Mais le roman se dérobe dans les méandres de sa préparation. » (B, p. 8) La vivacité de l’énonciation, le dynamisme de la phrase se fondent sur des ruptures de phrasé, des phrases courtes, tendues, souvent nominales, souvent avec des attaques et des reprises consonantiques : « Ainsi le puits ne cesse, son et sens mêlés, d’appeler le poing. Tous deux noirs, crispés, clos sur eux‑mêmes. Mais l’un vertigineux, l’autre tendu, brandi. » (M. p. 48) Les phrases nominales alternent avec des tournures oralisées (phrases segmentées, adresses au lecteur : voyez) et de brefs connecteurs (d’où, donc, car, ainsi) scandent la cohérence de la rêverie imaginaire (cette « logique personnelle de la rêverie », soulignée chez Barthes, B, p. 7), celle de l’auteur lu et de son critique : « Et le poing conduit, dans l’ordre maintenant des matières, à cet autre monosyllabe de violence : le plomb. Car sommeil à poing fermé, c’est aussi sommeil de plomb – dernier mot de Rimbaud le fils. » (M. p. 49‑50) L’attaque rythmique du monosyllabe est soutenue par les reprises de phonèmes mais aussi, comme souvent, par la prosodie syllabique et l’isométrie, qui soutient la symétrie et le phrasé de l’aphorisme dans la seconde phrase.

L’attention au rythme de la phrase, à son phrasé, à la singularité de son style, revient dans le texte sur Céline et celui sur Michon dont les analyses s’appliquent également au style de Jean‑Pierre Richard. Il dit ainsi du style de Céline :

« L’écriture est une danse qui soulève, une musique qui anime rythmiquement la lourdeur de l’exister. Mais d’où cette danse musicale tire‑t-elle la force de son surgissement ? À quelle profondeur, quel sous‑sol libidinal emprunte‑t‑elle son énergie, sa puissance si bouleversante d’émotion, puisque c’est à sa densité émotionnelle que Céline reconnaît la présence d’un grand style ? Il ne suffit pas en effet de dire que l’écriture délivre de la pulsion : il faut aussi rêver comment elle s’enracine en elle, et l’accouche, la résout, la parle… » (C. p. 84)

Cette danse correspond bien à la relation qu’entretient le texte de Richard avec le texte source, à la présence du rythme. Et sur Michon :

« Ce qui permet de passer d’une opacité à un éclairement, d’un chaos à une forme, c’est ce qu’il nomme un rythme, ou, plus charnellement, une danse. Littérature, peinture : deux aspects d’une seule chorégraphie… Tout ce qu’on sait de lui ce sont ses phrases, avec la scansion unique, dont elles sont à la fois la scène et le moteur. Car c’est ainsi qu’avance son texte : par refrain, variation, déplacement de champ, reprise du même dans l’autre, ouverture de l’autre dans le même. Toute une drague d’associations croisées, un système de connotations multivoques, pour faire vivre, dans le son et dans le sens, avec l’appui thymique d’une voix, ce que Pierre Michon nomme une épaisseurd’écriture. Lire, fidèlement, un texte de Michon, ce serait entrer dans la logique de cette épaisseur, y retrouver les gestes, ou chemins d’une grande chorégraphie signifiante. » (M, p. 83, 84)

Il est ainsi dans la prose de Jean‑Pierre Richard une « épaisseur de texte », qu’il fait vivre à son tour « dans le son et dans le sens, avec l’appui thymique d’une voix ». Elle joue du littéral et du figuré, de la densité de la prose, de sa rythmique diversifiée, de la vivacité de son énonciation. La scansion de cette « grande chorégraphie signifiante » varie selon les œuvres, et selon ce qui s’écrit. Ainsi, le phrasé sinueux du texte, sur l’ensablement dans la doxa, dans les premières pages de Roland Barthes, contraste avec le rythme de la phrase finale sur le vol de l’alcyon, qui multiplie les unités brèves, en suspens, les incidentes, et les dissymétries. Ceci dans une temporalité qui rejoint à la fin le temps de l’écriture, comme dans un poème de Francis Ponge : « Et c’est sur cette image du martin‑pêcheur, avec son vol toujours (déjà) menacé, mais ultra‑rapide, au ras de l’eau, en forme de flèche, ou alors d’attente, de suspens, sur son cri suraigu, inquiet, mais pourtant, d’une certaine manière, triomphal, que j’arrête ici la description de ce dernier paysage. » (B, p. 59)

* Les références à ces trois textes sont désignées par les initiales des auteurs commentés par J.‑P. Richard : B pour Barthes, C pour Céline, M pour Michon.

** Voir J. Bellemin‑Noël, « Entre lanterne sourde et lumière noire. Du style en critique », Littérature, n° 100, déc. 1995.