Libération, 28 août 2014, par Mathieu Lindon
Maxime Ossipov, un cœur russe
C’est bien beau l’euthanasie, mais il s’agit ni plus ni moins que d’assassiner la chienne ! » Les grands principes et la réalité prosaïque ne cessent de s’affronter dans Histoires d’un médecin russe, de Maxime Ossipov, né à Moscou en 1963 et dont Verdier a déjà traduit Ma province en 2011. Parce qu’il est médecin (cardiologue), qu’il écrit des récits, que ses histoires, comme le dit l’éditeur, « sont empreintes d’une humanité à la fois bienveillante et sans illusions », on l’inscrit dans la tradition d’Anton Tchekhov et Mikhaïl Boulgakov (l’auteur du Maître et Marguerite est aussi celui de Carnets d’un jeune médecin). La province est encore à la première phrase du premier des huit récits d’Histoires d’un médecin russe : « La province, c’est chez nous : une maison chaude, un peu crasseuse, familière. » Mais, chez ceux qui s’y trouvent « contre leur gré », « c’est la boue, les ténèbres, et elle n’est habitée que par des pauvres diables, pour le dire gentiment ». Gentiment, c’est ainsi qu’essaie de dire les choses l’écrivain, ce qui donne un poids d’autant plus fort à tous les dérèglements qu’il décrit comme contre son gré, parce que l’honnêteté est son métier. C’est « par gentillesse » qu’on se confesse à tel prêtre. « Il n’est rien de plus facile que de dénigrer l’Église. C’est comme critiquer Dostoïevski. Certes, il y a une part de vérité, mais là n’est pas la question : l’Église est un miracle, Dostoïevski en est un autre, et le fait que nous sommes encore en vie est simplement prodigieux ! » La Russie d’aujourd’hui est ce pays où, après le dépôt d’une gerbe sur la tombe du soldat inconnu et la victoire de la Russie sur les Pays-Bas en quarts de finale de l’Euro 2008 de football, le patriarche déclare : « La profonde affliction liée à la commémoration du début de la Grande Guerre patriotique est dissipée par notre joie commune suite à la victoire remportée hier pur l’équipe de Russie. » Le profane et le sacré, toujours.
Comme Tchekhov et Boulgakov, Maxime Ossipov n’en fait jamais trop. L’euphémisme est un sujet du recueil. À l’époque soviétique, on demandait « article numéro deux » dans une pharmacie pour ne pas avoir à prononcer « préservatif ». Un homme dans un hôpital « a failli passer l’arme à gauche il a failli gâcher leurs statistiques : tiens, un bon euphémisme pour “mourir”, pas vrai ? » L’auteur corrige en note le diagnostic du médecin d’un des récits. Dans ce pays, il y a des voyageurs qu’on appelle des « aspirateurs », par ce qu’« ils raflent tout ce qui leur tombe sous la main pour le ramener chez eux ». Et d’autres surnommés des « navettes », parce qu’ils ne cessent de faire de la contrebande. « Je croyais qu’elle n’existait plus que dans les livres, la classe ouvrière », dit un personnage. On ne sait pas comment arriver à ce qu’on veut, à l’image du médecin qui croyait bien faire et se retrouve pris dans une affaire de trafic d’organes. À l’occasion, on est surpris d’être heureux. « Étrange : il avait accompli tant de choses – études, déménagements, compétitions et tutti quanti – mais rien ne lui avait apporté le sentiment qui l’habite depuis une heure : celui de sa présence personnelle dans le monde. » Dialogue à propos de l’éventuelle euthanasie évoquée à la première ligne de cette chronique : « — Tu dis : ce n’est qu’une chienne et alors ? continue de le tanner Marina. Nous pleurons bien le sort de Madame Bovary, et pourtant, elle n’a jamais existé ! — Allons, personne ne se lamente sur Madame Bovary… / […] Mais il y a sentiment et sentiment : inutile d’approfondir. » Maxime Ossipov approfondit comme à distance, avec l’air de ne pas y toucher, d’écrire sur autre chose.
« — Tu es généticienne, tu dois savoir ce qui est plus important pour l’homme : l’inné ou l’acquis ? — Pour calculer l’aire d’un triangle, qu’est-ce qui est plus important : le grand ou le petit côté ? » Un couple de Russes se forme aux États Unis où leur enfant grandit (Maxime Ossipov y a lui même enseigné un an avant de retourner chez lui), mais la Russie demeure immensément présente dans leur nouvelle patrie – « Tout est tellement efficace dans ce pays ! » (le nouveau). Pour le père mathématicien, l’« argent a depuis longtemps cessé de remplir sa primitive destination : être l’équivalent de marchandises ou de services ». Il « n’est qu’une abstraction, la valeur absolue de l’équation ». « Du reste, l’effort même pour le retenir signifie que le bonheur est déjà passé… » est-il dit dans une autre histoire. « C’est maintenant ou jamais » est un dilemme qui, d’une façon ou d’une autre, se pose à chaque personnage. « Les gens sont toujours impressionnés par ce mot : jamais », commente l’écrivain avec sa délicate ironie. Un homme se souvient qu’à 6 ans, on lui a offert le Petit Lord Fauntleroy avec une dédicace sur le livre. « On lui apprenait à être quelqu’un de bien. Pourquoi fallait-il qu’il le fût, on ne le lui expliquait pas, cela paraissait évident. » Discrètement, Maxime Ossipov tâche de remédier à de semblables failles dans l’éducation de ses lecteurs.