Têtu, septembre 2014, par Mathieu Riboulet

Les petits mariages de la Grande Guerre

En cette année de commémoration de la Première Guerre mondiale, Mathieu Riboulet rouvre le dossier des relations entre hommes nouées dans cette épreuve.

Il n’est sans doute pas grand-chose que les acteurs, les témoins, les historiens, les écrivains n’aient dit sur la Grande Guerre dont on célèbre le premier centenaire cette année. Je ne prendrai la place ni des uns ni des autres qui, au centre du motif, sont d’une légitimité parfois bouleversante. Je préfère occuper les marges. Au lycée quand nous avons abordé 14-18 je me suis porté volontaire pour faire un exposé sur les mutins de 1917, ces hommes qui ont payé chèrement leur refus d’un combat absurde et dont la réhabilitation pose toujours problème… À la marge de la marge gît cette question que je me pose depuis des années sans jamais y avoir trouvé la moindre réponse dans aucune de mes lectures (mais je n’ai évidemment pas tout lu) : quid, non pas même de l’homosexualité, mais des “simples” rapports sexuels entre hommes (puisqu’on sait que ces deux réalités-là ne se recoupent pas forcément), probablement largement impensés mais inévitables, sur le théâtre des opérations, vu leur durée et leur dureté ? Ce n’est pas que je veuille à tout prix que cela ait eu lieu pour prouver Dieu sait quoi, mais cela n’a pas pu ne pas se produire, c’est mathématique. Où, quand, comment, dans quels élans, transports, dégoûts, stratégies, contournements, dans quels aveux, surprises, quelles évidences ? C’est sans doute aux écrivains de répondre, eux seuls peuvent se substituer â l’archive, parfois avec la bénédiction des historiens qui, eux, en sont tributaires.

Jean-Yves Le Naour le dit sans détour dans Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre : « L’historien est réduit, dans le domaine de la sexualité, aux hypothèses, à la collecte de bribes de discours, de confidences, de sous-entendus. Et s’il évoque, parmi ces hypothèses, celle d’une sexualité d’attente » (comprenez masturbation et homosexualité) des hommes au front, c’est après avoir énoncé : « Le non-dit du corps et de la sexualité est l’un des plus lourds silences du témoignage combattant consacré par l’historiographie de la Première Guerre mondiale. Il évoque alors davantage l’homosexualité en dehors du front, le succès des soldats au cinéma Parisiana, et les affaires de tasses rapportées par les mains courantes des commissariats parisiens, en un mot le tableau du Paris fantomatique et désirant brossé par Proust dans Le Temps retrouvé.

Pour le front, la littérature s’y mettra, c’est entendu. Dans un très beau texte intitulé Quelle histoire, Stéphane Audoin-Rouzeau, spécialiste de la Grande Guerre, délaissant les chemins de l’historiographie, s’aventure sur ceux d’un récit plus intime, aux sources de sa passion d’historien. y évoque, entre autres figures paternelles ayant façonné son Intérêt pour ce sujet-là, le grand-père de sa femme qui, au cours d’un repas de famille où il égrenait quelques souvenirs, énonce ceci : « Au front, il y avait parfois de petits mariages… » Et d’évoquer ce que Audoin-Rouzeau, confirmant l’impossibilité où j’avais été de trouver matière dans les livres d’histoire, qualifie de « non-dit le plus enfoui de la Grande Guerre : la formation de couples d’hommes aux premières lignes, lorsque la mort n’était jamais loin, et avant que le retour aux positions de repos défasse ce qui avait lié deux soldats au moment du plus grand danger ».

On va s’y mettre, centenaire ou pas centenaire. Il y a longtemps qu’on sait que dès que le corps s’aventure, les bouches se ferment et qu’il faut, longtemps après, poser des mots sur des feuilles pour que tout n’ait pas été vain. Et depuis le temps que ces amours-là attendent dans le silence du non-dit, bien plus assourdissant que le fracas des bombes, elles n’en sont plus à deux ans près…