L’Humanité, 4 septembre 2014, par Alain Nicolas

La petite fille qui faisait « entrer en désobéissance »

Un garçon et une fille s’aiment depuis l’enfance, et voient leur vie entière aimantée par une de leurs camarades d’école. Un premier roman âpre et intense de Laure des Accords.

« La grosse Gisèle. Tout le monde l’appelle comme ça. » Elle s’habille mal, « des robes de coton beige et des chaussures de vieille femme ». Mais elle règne sur le cœur et les désirs de la narratrice. Elle le sait. Un jour, Gisèle lui a volé son goûter, elle a été grondée, punie. On ne sait pas pourquoi elle a fait ça. La faim (c’est une « fille de pauvres »), la bêtise, la vengeance peut-être, mais la narratrice, Guillemette, a été fière, heureuse d’être ainsi choisie. Gisèle, sa voleuse, est son « envoleuse », elle la transporte loin de la poussière grise de l’école, dans son tablier beige.

Laure des Accords, en racontant cette petite fille qui a envie d’une autre, ose la situer dans un univers dont la joliesse, l’attendrissement sont absents. Loin du « vert paradis des amours enfantines », dans un monde rude et pauvre ne subsistent que la nudité des désirs et cette entrée en désobéissance qui suit la punition de Gisèle, et survit à son départ, sans phrases, ponctué d’un bref « m’en vais ».

Un roman qui se construit entre enfance et vieillesse

Gisèle, « l’envoleuse », sans peur, magnifiquement seule, s’en va. La narratrice reste inconsolable. Elle se promet de la retrouver. Romain Castro aussi va de temps en temps au square, tenter d’apercevoir Gisèle. C’est un garçon de l’école, aimanté par Gisèle lui aussi, un fils de pauvres lui aussi. Le père de Romain est un tailleur de pierre portugais, veuf, ce qui donne à Romain le droit envié d’aller chercher le pain tout seul depuis l’âge de huit ans. Romain n’est pas très fréquentable, son destin est d’être tailleur de pierre comme son père. Pourtant, c’est lui que Guillemette décidera un jour d’avoir, bien plus tard, comme amant. C’est lui qui construira sa maison couverte de liserons. Et c’est lui qu’elle retrouvera, plus tard encore, à Nanterre, mangé par un cancer qui pousse en lui « comme le haricot de Jack ».

Le roman de Laure des Accords se construit ainsi, en enfance et vieillesse, sur l’arc de la vie de ces deux personnages, qui s’aiment de l’école à l’hôpital. Un parcours dont on ne voit que peu de choses, qu’on pressent essentielles. La famille de Guillemette, sombre et sans joie, les frères jumeaux aphasiques, les vacances dans une maison austère, quelques gestes de colère du père de Romain Castro. Dans cette pénombre, quelques points s’éclairent, qui ont tous pour centre ce qui les réunit, Gisèle, et l’amour que lui vouent les deux enfants.

L’intensité du premier roman de Laure tient précisément à ce récit fait de blocs de narrations, émergeant encore vifs de l’oubli et de la poussière. Laure des Accords les rend présents par la matérialité crue du réel qu’elle fait vivre, autant que par les mots et les rêves qui les traversent par éclairs. De loin en loin, le temps d’aujourd’hui, celui des jours comptés de Romain à l’hôpital, apparaît, sous forme du monologue intérieur de la narratrice, adressé à Romain, à Gisèle, à elle-même, c’est-à-dire à nous, ébahis par le coup de force de ce premier roman, tout de violence et de sensibilité.