Le Monde des livres, 19 septembre 2014, entretien réalisé pas Stéphanie Dupays
Nous, métèques et auteures françaises
Dans leur nouveau livre, Luba Jurgenson, d’origine russe, et Linda Lê, d’origine vietnamienne, évoquent les rapports entre leur langue maternelle et leur langue littéraire. L’occasion de les faire dialoguer et de demander un témoignage à quatre autres écrivains.
Née à Moscou, Luba Jurgenson a quitté avec sa famille l’URSS pour Paris à l’âge de 17 ans, en 1975. Aujourd’hui, elle enseigne la littérature russe, traduit du russe et écrit des nouvelles, des romans et des essais en français. Dans Au lieu du péril, elle se penche sur la coexistence des deux langues en elle : comment vit-on, pense-t-on et écrit-on dans une langue qui n’est pas sa langue natale ? Une réflexion à laquelle font écho les deux nouveaux livres de Linda Lê, un essai, Par ailleurs (Exils), et un roman, Œuvres vives. Si elle a perdu tout contact avec sa langue natale après avoir quitté le Vietnam pour la France en 1977, son œuvre n’est est pas moins marquée par la question de l’origine, de l’expatriation et de l’altérité linguistique. Le Monde des livres les a réunies pour les faire dialoguer autour de cet « entre-deux » qui sous-tend et peut-être même fonde leur écriture.
Souvent, dans la littérature, l’exil est vécu comme une souffrance. On pense par exemple à cette phrase terrible de Norman Manea : « En me donnant un passeport, on m’a coupé la langue. » Mais vos expériences semblent bien plus positives.
Luba Jurgenson C’est une expérience heureuse que je raconte. Je n’ai pas eu l’impression qu’on m’a coupé la langue : on m’en a donné une autre. En écrivant ce livre, je voulais m’inscrire contre l’idée que l’exil est un traumatisme, un enfermement. Je suis témoin qu’il peut y avoir une immigration heureuse. Fuir un pays où l’on est esclave, c’est un bonheur avant tout, ce n’est pas une perte.
Linda Lê C’est une épreuve, mais une épreuve exaltante, de découvrir un autre pays et une autre langue. Dans Par ailleurs (Exils), je cite ce mot d’André Gide selon lequel il n’y a pas d’artiste qui ne soit le produit d’une transplantation, d’une hybridation. Le dépaysement est vital.
Est-ce pour susciter ce dépaysement que vous avez toutes les deux fait le choix d’écrire en français, qui n’est pas votre langue natale ?
L. L. Ce n’était pas un rejet mais un choix primordial à un moment, et qui correspondait au rêve que j’avais quand j’étais encore au Vietnam. Je lisais la littérature française en me disant qu’un jour, j’aurais peut-être l’audace d’écrire. J’ai fait le grand saut en français.
L. J. Nous nous rejoignons. Si j’avais écrit en russe, j’aurais écrit dans une langue qu’on ne parlait pas autour de moi et à laquelle je ne pouvais pas me ressourcer. Le français m’a donné la liberté de m’affranchir du poids de ma culture. Il m’a donné une audace, un irrespect que je n’aurais pas eu autrement.
L. L. Pour moi aussi, le français a été un catalyseur. À partir du moment où j’ai pris la décision d’écrire en français, j’ai eu l’impression de franchir une frontière que je n’avais pas encore franchie dans mon esprit en venant en France. J’ai eu cette impression que des portes s’ouvraient à l’infini avec la littérature que je lisais ici et avec l’idée que j’écrivais dans une langue qui m’était étrangère.
Depuis votre départ, vous êtes chacune retournée dans votre pays natal. Comment se sont passés ces retours ?
L. L. J’ai quitté un pays au bord de la famine, qui allait s’engager dans une guerre contre le Cambodge. Je tournais le dos au Vietnam, à sa langue et à mon père, qui représentait tout cela. La première fois que j’y suis revenue, c’était pour l’enterrement de mon père et le pays commençait à s’ouvrir un petit peu. Je ne sais pas ce qui était le plus bouleversant, remettre le pied sur le sol natal ou comprendre qu’entre mon père et nous, mes sœurs et moi, c’était une histoire réellement terminée. Il y avait aussi des choses assez drôles : on me prenait pour une Japonaise. Il y avait encore ce sentiment d’étrangeté total. J’ai retrouvé les sonorités de la langue que je pensais avoir oubliée, et je m’apercevais que je comprenais presque tout, même si je ne saisissais pas toutes les nuances. Renouer avec cette langue m’émouvait.
L. J. Je n’avais pas perdu contact avec le russe, puisque je le parlais en France avec ma mère. J’avais commencé à faire des études de lettres pour m’approprier la littérature française et j’ai alors bifurqué vers la littérature russe. Il y a eu une sorte de sauvetage du russe par le biais d’une écriture autre, théorique, qui n’est pas l’écriture de fiction. Cela m’a permis, sans séparer ces deux mondes, d’avoir deux territoires. En revenant en Russie, j’ai eu l’impression de revenir là où poussent les mots. Le corps se souvient des premiers mots, et j’en ai un peu retrouvé le goût dans la bouche. Ça a été très fort et je suis restée presque muette la première journée, j’avais peur d’avoir oublié la langue.
La trahison est un thème présent dans vos textes.
L. L. Je me définis parfois comme une renégate qui a abandonné sa langue, son pays, en même temps que son père. D’une certaine manière, je me demande si tout écrivain ne se sent pas toujours un transfuge.
L. J. La création suppose une part de trahison. Beaucoup d’écrivains ont fait autre chose avant d’écrire, comme Pasternak, qui était musicien et a trahi une carrière pour une autre. Je me suis demandé si cela ne participait pas d’une impulsion fondamentale. Il faut abandonner, quitter quelque chose pour arriver à écrire. Quand je suis arrivée à Vienne, en quittant l’Union soviétique, j’ai découvert l’ampleur de l’activité dissidente et les milieux de la clandestinité. Rétrospectivement, je me suis dit que je m’étais évadée, alors que d’autres ont lutté sur place et fait de la prison. Je suis contente de l’avoir fait, d’autant que les dissidents se sont fait voler leur victoire, mais la question de l’engagement a pu se poser à une époque où les immigrés se divisaient entre ceux qui avaient fait de la prison et ceux qui n’en avaient pas fait. Et j’étais celle qui n’en avait pas fait.
Dans Par ailleurs (Exils), vous évoquez, Linda Lê, deux types d’exil, l’expatriation et « l’exil de l’intérieur », ce sentiment d’être un étranger dans son propre pays. Luba Jurgenson, est-ce quelque chose que vous avez aussi ressenti ?
L. J. Je n’ai jamais été confrontée au rejet ou au racisme en France. En revanche, en URSS, j’étais dans une situation de marginalité totale, que ma famille avait choisie pour mener une résistance passive au régime. Mais il y avait quelque chose d’indéfinissable dans ce sentiment d’être différente. En découvrant, au moment de partir, que j’étais juive, j’ai éprouvé la grande jubilation de pouvoir mettre un mot sur ma différence. Même si ce mot ne pouvait pas résorber entièrement ce sentiment d’étrangeté.
L. L. Déjà, au Vietnam, j’allais au lycée français, je me sentais en marge par rapport à mes camarades, un peu étrangère. Ce n’était pas comme quand je suis arrivée ici, où j’ai ressenti l’orgueil d’être une « métèque ».
C’est l’inverse de ce que vit le père du personnage principal d’Œuvres vives, qui en arrive à rejeter lui-même ses origines étrangères ?
L. L. C’est ce qu’il y a de plus douloureux, quand il y a une part de soi qu’on n’accepte pas : que cette haine de soi se traduise par la haine viscérale de l’autre. Mon personnage illustre ce mécanisme pervers qui fait que c’est soi-même, en tant qu’étranger, qu’on ne supporte pas.
L. J. Il y a une autre chose qui me travaille et dont ce livre parle indirectement. Le fait qu’on soit là aujourd’hui prouve que la culture française était à l’affût de paroles venant d’ailleurs, qu’il y a une place à Paris pour des gens comme nous. En revanche, j’observe depuis quelque temps un changement vis-à-vis de cette question d’identité plurielle. Quand les frontières se sont ouvertes à l’Est, il m’est arrivé de parler souvent de bilinguisme, d’appartenances multiples, et j’ai l’impression qu’on me demandait moins de me définir. Il y avait plus de tolérance pour un certain cosmopolitisme, on pouvait être complexe et l’interlocuteur ne cherchait pas à vous assigner une identité. Aujourd’hui, il y a une crispation identitaire, on cherche à coller des étiquettes. Le multiculturalisme qui a remplacé le cosmopolitisme veut bien accepter l’autre, mais à condition qu’il définisse qui il est.
Les grands exilés de la littérature sont très présents dans vos œuvres…
L. L. Oui, si je peux citer Henri Michaux, ce sont mes « compagnons de musiques antérieures ou encore à venir ». Il y a Marina Tsvetaeva et Benjamin Fondane surtout. L’exercice d’admiration est quelque chose que j’aime pratiquer. Je reconnais ma dette vis-à-vis de tous ces créateurs qui m’ont accompagnée pendant des années, et je leur reconnais aussi une certaine influence sur ce que j’ai pu écrire.
L. J. Le dialogue avec ces voix permet aussi de configurer nos vies. C’est souvent dans le dialogue avec d’autres que la fiction prend forme. Le livre commence par le récit d’un vertige en montagne. Des années après cette expérience, Entretien dans la montagne, de Paul Celan, m’a donné une possibilité de raconter cette histoire. Il est tout à coup devenu un interlocuteur important. Au travers de ce dialogue, notre histoire prend sens, des sens différents à différentes étapes de notre vie. J’ai également une dette envers des personnes que j’ai côtoyées, les grands exilés de Paris, Piotr Rawicz, un écrivain de langue française et d’origine ukrainienne, passé par Auschwitz. Il a été le premier à lire mon premier livre et l’a porté chez Gallimard. Je lui dois ma première publication et la découverte de ce « Paris métèque » où j’ai aussi côtoyé Danilo Kis.
Écrivaine, enseignante, traductrice et éditrice, Luba Jurgenson vit entre deux langues, celle d’origine, le russe, et celle d’adoption, le français. C’est cette coexistence de deux langues mais aussi de deux mondes et de deux corps qu’elle raconte dans un texte autobiographique truffé d’anecdotes savoureuses. Expérience de la dualité parfois inconfortable, le bilinguisme est aussi ce qui sauve, un « refuge » offrant un espace de jeu, de liberté essentiel à la création : « Vivre dans une autre langue ne doit pas être perçu comme perte ou abandon. » Reportage dans cet entre-deux peu exploré qu’est le bilinguisme, le récit, qui conjugue avec bonheur érudition et vivacité, est aussi un hommage à ce passeur trop souvent oublié : le traducteur.