La Revue littéraire, nº 55, automne 2014, par Lize Braat

Maxime Ossipov est russe, cardiologue et écrivain. À la parution de son recueil Ma province, en 2011, les critiques n’ont pas manqué de le comparer à d’illustres prédécesseurs prosateurs et médecins : on a cité à son sujet Tchekhov, Boulgakov ou, plus près de nous, Vassili Axionov. Il partage d’ailleurs avec les deux premiers le fait d’exercer également dans le champ du théâtre, et deux de ses pièces ont récemment été saluées à Saint-Pétersbourg. La filiation avec Tchekhov est frappante à bien d’autres titres : les nouvelles d’Ossipov partagent avec celles de son aîné une férocité cinglante en même temps que la croyance vivace en un bonheur possible, fût-il fugitif, une bienveillance fraternelle et clairvoyante à l’égard de ses personnages, considérés avec l’humanité et la réserve circonspecte du médecin, mais aussi une absence d’affectation littéraire, une sorte d’habileté naturelle dans la construction du récit qui font de ses histoires, en apparence anodines, presque anecdotiques, une œuvre de littérature.

Dans ces conditions, peu nous importe de savoir si Maxime Ossipov est véritablement, en plus d’être écrivain, plutôt cardiologue ou hôtesse de l’air (il est presque autant question de voyages en avion que d’hôpitaux), mais on aurait sans doute fini par le deviner.

« C’est un homme raisonnable et un médecin compétent ; quitte à être malade, autant se faire soigner par un docteur comme lui. Cardiologue, il a deux emplois : il exerce le premier pour gagner sa vie et il garde le second pour le plaisir d’exercer. »
Le portrait équivoque et un rien ironique qui ouvre l’un des récits pourrait bien ainsi être celui de l’auteur lui-même, qui s’amuse pourtant à détromper immédiatement le lecteur. Le personnage en question n’est pas médecin par nécessité et écrivain par conviction, mais cardiologue par passion et passeur – de malades qui émigrent aux États-Unis pour s’y faire soigner et payent cher la compagnie d’un médecin pendant leur vol – par nécessité. On croise bien d’autres praticiens dans ce recueil, qui tous exercent dans des conditions précaires, confinant souvent au grotesque (à l’hôpital, l’ascenseur est quotidiennement inaccessible aux patients parce qu’on y remise les morts en attendant l’heure légale de les conduire à la morgue) ou à l’absurde (la tentative de sauver in extremis un Tadjik battu à mort se solde par une dispersion de ses organes au marché noir), et semblent toujours très avertis des limites de leur art autant que convaincus de la nécessité de la pratiquer. Les patients, victimes de la vétusté des hôpitaux, de la négligence du personnel ou de la cruauté de leurs proches, sont reçus sans un état critique ou maintenus en vie malgré l’arrêt des fonctions cérébrales. On entend un aveu répété d’humilité de la part du cardiologue : il a beau, en professionnel, émettre des diagnostics prudents dans sa spécialité, que peut-il pour le salut de l’âme ?

Maxime Ossipov, médecin, a choisi d’exercer en périphérie de Moscou dans une ville de province moyenne, respectant en cela l’interdit qui avait été imposé à son grand-père au retour du goulag ; ne pas s’approcher à moins de 100 kilomètres de Moscou. Ses patients, tout comme ses personnages, sont aussi pour la plupart des « gens moyens », souffrant entre autres de pauvreté, de racisme, d’alcoolisme ou d’ambitions déçues. Ils sont comme la chenille tombée au fond d’un puits d’un problème mathématique énoncé dans le livre : péniblement, celle-ci grimpe chaque jour de trois mètres sur la paroi glissante et chaque nuit redescend de deux. Pour comble d’infortune, quand la maîtresse donne la solution de l’exercice, elle condamne par hâte et bêtise l’animal à y rester plus longtemps que la logique ne l’exigerait. Histoires d’un médecin russe documente avec sévérité et drôlerie une certaine Russie contemporaine (les rêves d’exil et la culpabilité du régime soviétique y sont donnés en partage) dont les malades artificiellement maintenus en vie à grand renfort de sondes et de transfusion sont à l’image d’une société qui ne tient qu’irriguée par la corruption et l’argent sale. Il y a pourtant aussi quelque chose d’atemporel, un souffle que le lecteur occidental identifie volontiers à l’âme russe éternelle : en même temps que sa prédisposition résignée au désespoir, sa réceptivité extrême à la poésie et à la grâce. On y sent ainsi la nécessité impérieuse (et c’est ce qui séduit à la lecture, malgré le caractère apparemment confus – la fraîcheur et la ferveur de cette nécessité) de témoigner de la possibilité des épiphanies. Chez Ossipov, on y accède toujours par accident, au terme d’une partie d’échec littéraire conduite avec une fausse nonchalance (l’une des nouvelles s’intitule d’ailleurs « Pièces sur l’échiquier »). Les nouvelles procèdent en ce sens de l’intuition des grands joueurs : on entre dans le récit de biais, comme en oblique, on avance par effets de miroir et retournements de situation, chaque diversion vient prendre sa place avec sûreté dans le déroulement de la partie et on est toujours conduit ailleurs que là où on l’attendait : avec surprise et reconnaissance, on se rend à l’éclat et la limpidité du dernier coup qui éclaire rétrospectivement le sens de ce qui précède.