Olga Adamova-Sliozberg

Je suis née en 1902 à Samara. Mes parents étaient de grands couturiers très renommés. Parmi les meilleurs de Samara, ils habillaient la femme du gouverneur, Nina Andreevna, une sommité locale. C’est pourquoi nous ne manquions de rien.

À l’âge de huit ans, j’entrai dans un collège privé que Nina Andreevna finançait. Son père, l’avocat Khardine, est passé dans l’histoire, car Vladimir Illitch Lénine fut son assistant durant ses années d’exil à Samara. Vladimir Illitch fréquentait souvent sa maison et se lia d’amitié avec sa fille. Héritière d’une somme importante à la mort de son père, cette dernière fit construire un collège pour jeunes filles. Parmi les maîtres, beaucoup étaient des révolutionnaires en exil, et quelques élèves y étaient admises sans payer (je l’appris plus tard), car leurs parents subissaient la répression du gouvernement tsariste.

Après la révolution, lorsque des rumeurs coururent, prétendant que Lénine était un espion allemand et qu’il était revenu de l’étranger dans un wagon plombé, Nina Andreevna vint dans notre classe et nous dit :

— Écoutez-moi bien, petites filles. Je suis en désaccord avec Lénine sur la question de l’Assemblée constituante, mais je puis vous assurer une chose : Lénine est un homme parfaitement honnête, il ne peut être un espion allemand.

C’est ainsi, de la bouche de Nina Andreevna, que j’entendis pour la première fois parler de Lénine.

Après la révolution d’Octobre, les écoles de filles et de garçons fusionnèrent. On cessa d’étudier, des romans houleux virent le jour.

Nous, dans notre collège, nous pûmes comme par le passé continuer nos études jusqu’à la 7e. (J’étais entrée en 6e en 1917) […].

Et c’est ainsi qu’en 1919 je terminai mes classes au collège de Khardina. Lorsque je partis poursuivre mes études à Moscou avec un groupe de camarades en fin de scolarité eux aussi, Nina Andreevna nous confia une lettre pour Lénine. […]

J’ai terminé mes études et travaillé à Moscou.

En 1928, j’épousai Zakgeïm, qui était chargé de cours à l’Université. C’était un biologiste extrêmement érudit et compétent, il enseignait l’histoire des sciences naturelles. […] Tous ceux qui ont suivi ses cours en ont gardé longtemps le souvenir.

J’avais une vraie famille : un mari que j’aimais, deux enfants, de quatre et six ans, un travail intéressant. Tout cela fut brisé lorsque l’on m’arrêta, en 1936, sur la foi d’une accusation totalement obscure. En 1956, nous fûmes réhabilités « faute de corps du délit », moi j’étais vivante, mon mari, hélas, n’était plus.

Aujourd’hui, j’ai quatre-vingt-six ans. Grâce à ma famille, mon frère et mes sœurs, mes enfants ont connu un foyer et ont reçu une bonne instruction. Je vis au milieu d’eux, ils s’occupent de moi, je suis entourée de mes enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Ma famille comprend actuellement seize personnes et je ne manque de rien. Quelle tristesse pourtant de penser que j’ai vécu en détention la période habituellement la plus merveilleuse de l’existence, et que mon mari est mort à l’âge de trente-sept ans.

Parfois je m’interroge : qu’est-ce qui fut le plus important dans ma vie ? Avant mon arrestation, je menais l’existence classique d’une intellectuelle soviétique sans parti. Je ne m’étais distinguée par aucune de mes interventions touchant aux problèmes sociaux. Je faisais consciencieusement mon travail. Mon cercle familial était au cœur de mes préoccupations. C’est lorsque ma vie fut ruinée que naquit alors en moi le désir ardent de lutter contre cette injustice qui avait mutilé une vie qui m’était si chère. J’ai décidé de rester vivante, de dire publiquement tout ce que m’avait enseigné ce temps passé derrière les barreaux.

Là est la raison de mes écrits. Commencés dès 1946, plus d’une fois cachés dans des bouteilles que j’enterrais, déterrais, je les ai poursuivis pendant la période de stagnation, sans espoir de les voir publiés.

Aujourd’hui qu’est rétablie la vérité sur « les ennemis du peuple », que grandit dans la société intérêt et compassion pour le destin qui fut le nôtre, je suis heureuse d’apporter ma pierre à cette recherche de la vérité.

C’est ce que j’ai accompli de meilleur dans ma vie.

(1988)