Politis, 2 octobre 2014, par Anaïs Heluin
Le bilinguisme, ou la liberté d’avoir deux corps
Le journal intime d’un va-et-vient entre deux langues : le russe et le français. Luba Jurgenson y mêle intelligemment théorie et expériences vécues.
Avec George Steiner et son Après Babel (Albin Michel, 1975), la traduction gagnait sa philosophie. Après de nombreuses années d’écriture en français et en allemand, Georges-Arthur Goldschmidt donnait chair à cette expérience de l’entre-deux langues en y consacrant un récit autobiographique : La Joie du passeur (CNRS éditions, 2013). Mais, hormis ces deux écrivains, rares sont ceux qui ont mis des mots sur leur va-et-vient. Luba Jurgenson est de ceux qui refusent de laisser la traduction aux mains des seuls essayistes. Dans Au lieu du péril, elle s’est alors faite chroniqueuse de son propre bilinguisme.
Une chroniqueuse « terre à terre, qui suivra pas à pas les indices corporels du décentrement », annonce-t-elle dans les premières pages de son texte. Agencé comme un journal intime dont les dates sont remplacées par des titres plus ou moins explicites, ce livre est une sorte de phénoménologie du bilinguisme. Au hasard de sa vie et du surgissement de ses souvenirs, l’auteure y dit les aventures quotidiennes de ses deux corps : le russe et le français. Ces corps s’entendent à merveille. Intelligents et pleins d’éducation, ils ne se marchent jamais sur les pieds. Selon les circonstances, ils se réunissent ou prennent leur indépendance, font la causette ensemble ou monologuent chacun de leur côté.
Le « lieu du péril » dont traite Luba Jurgenson est donc loin d’être un lieu de dilemme et de douleur. Heureuse de vivre entre deux corps plutôt que d’être enfermée en un seul, elle fait l’éloge de la schizophrénie du bilingue. Une chose peu courante parmi les auteurs qui écrivent dans une autre langue que la leur. Dans son rapport au langage, Luba Jurgenson est le contraire d’un Kateb Yacine. Pas question pour elle de coloniser la langue de l’autre : depuis qu’elle a quitté l’URSS à l’âge de 8 ans, le français est sien. Car « dans la république des mots règne le communisme […]. Il n’existe pas de propriété privée, tous les mots sont collectivisés ».
Aussi affûtée dans l’anecdote que dans la réflexion théorique, l’écriture d’Au lieu du péril offre une belle preuve du bonheur qu’éprouve Luba Jurgenson à utiliser le français comme langue romanesque. Cela depuis 1981 avec Avoir sommeil, sa première publication. À l’aide de formules qui nous font appréhender d’emblée les complexes mécanismes du jonglage entre deux idiomes, l’auteure affirme qu’« écrire dans une langue étrangère, c’est comme choisir ses parents ». Une liberté absolue. Une manière d’échapper à la tyrannie d’un « je » logique, dont chaque acte est attaché à des racines anciennes et participe d’un récit avec début, milieu et fin.
« En cherchant à cerner ce que le bilinguisme fait au “Je”, “Je” s’est disloqué », dit encore l’auteure d’Au lieu du péril. Mais il n’a pas disparu pour autant : de sérieux bonhomme à cheval sur la chronologie, il est devenu joyeux luron aimant à mélanger ses livres d’adulte et ses billes d’enfance. Il n’a aucune prétention : s’il fait référence à un titre de livre de Luba Jurgenson, c’est en passant, pour mieux décrire une sensation physique, un souvenir d’étrangeté lié à un mot ou à un contexte d’écriture. Les nombreuses traductions qu’a réalisées l’auteure ne sont quant à elles jamais citées.
Le bilinguisme dont traite Au lieu du péril est souvent très simple, presque prosaïque. Il se manifeste lorsque l’auteure gravit une montagne, quand elle traverse la ville de Sevran-Beaudottes en RER avant de prendre l’avion ou quand elle rêve d’un sac plastique, symbole de l’Occident dans son enfance russe. Mais il est aussi érudit. De Paul Celan, dont l’Entretien dans la montagne sous-tend l’introduction de son texte, à l’incontournable Dostoïevski en passant par de nombreux textes qui ont accompagné son va-et-vient, Luba Jurgenson n’est pas avare de références. Elle a le bilinguisme à l’estomac.