Hippocampe, septembre-octobre 2014, par Claude Chambard
Faire glisser le temps
La tauromachie est un art simple et complexe comme l’art doit être pour nous intéresser. Entre tragédie et comédie, un homme joue sa peau devant un taureau. Un jour, n’importe quel jour – qui deviendra peut-être un jour inoubliable – dans une ville, trois matadors et six taureaux se préparent. L’amour du toreo cherche depuis une éternité et pour encore longtemps, en fouillant au fond de lui-même, à analyser ce qui l’incarne dans un ruedo vers les cinq heures de l’après-midi. L’instant, tout à l’heure, d’une quantité de gestes qui deviendront – peut-être – un seul, idéal. L’art du toreo repose peut-être tout entier sur un manque que le passage du temps révèle tout à coup. L’entrée du taureau coupe le souffle, assèche la bouche, il fait le travail de la terre. L’inattention, à ce moment, serait une violence faite au monde. Un taureau m’a ouvert les yeux. Et l’étoffe qui s’écarte sans fin entoure les corps… une secousse et le torero dit au taureau: nous sommes passés ensemble. Cette lumière du toreo a la langue râpeuse, un front de destruction, elle est cette clarté qui décile le cœur. Le torero et le taureau vont vers le centre où, face à eux-mêmes, quelque chose doit les réunir, les emporter et, au moment même de la plus intime union, dans un silence à la hauteur de la mort, les biffer du réel pour leur faire affronter l’inintelligible.
Les toreros n’écrivent pas beaucoup. Ni sur leur vie, ni sur leur art, sur leur conception du toreo. José Miguel Arroyo « Joselito », torero sobre et sombre, d’une intelligence rare, l’a fait dans ce très étonnant livre que vient de publier Jean-Michel Mariou dans sa belle collection « Faenas » aux éditions Verdier.
Un torero m’a ouvert les yeux. Joselito a passé des années et des années à courir les petites arènes avec des costumes d’occasion, ravaudés tant bien que mal – dont un qui appartint au Yiyo que nous pleurons toujours –, à courir les contrats, à affiner son approche de l’art. Un jour il est devenu « le torero », « mon torero », celui qui ne me trahira jamais, celui qui m’a, sans nul doute, donné les plus grandes joies que j’ai eues dans une arène. Joselito, ce gamin mal élevé, qui crachait comme un footballeur quand, adolescent il tentait la chance avec el Fundi et José Luis Bote – ses amis, à qui il a donné l’alternative parce qu’il avait mieux réussi qu’eux et qu’il ne les a jamais laissés tomber. Fils d’un bon à rien et d’une femme qui l’a abandonné tout de suite, la vie ne s’annonçait guère joyeuse dans son quartier de Madrid et son histoire aurait pu bien mal finir – « Si je ne m’étais pas battu pour être torero, je serais en prison à l’heure qu’il est, ou mort d’une overdose. », écrit-il en ouverture. Lui qui ne s’intéressait guère à la corrida, qui, à 8 ou 9 ans, fabriquait des doses de drogue que son père vendait, qui vivait à la petite semaine dans « un froid de prison et de cimetière », accompagnait parfois son père au dernier rang du tendido 4 de Las Ventas – une place où dès l’entrée du deuxième torero on est à l’ombre pour le prix du soleil. Il s’y ennuyait ferme, jusqu’au jour où sous ses yeux un novillero – Juan Mora, qui sera son témoin d’alternative quelques années plus tard, l’histoire est savoureuse – se fait attraper, bousculer, tombe devant les cornes qui passent à quelques centimètres de son visage mais le jeune homme se relève et donne une de ces faenas qui vous marquent. Le déclic a eu lieu, José s’inscrit à l’École de tauromachie de Madrid dont le rude directeur qui s’appelle Enrique Martin Arrantz va devenir son mentor son ami et même son père adoptif (après la mort de son père l’année de ses douze ans). Ce n’est pas simple de passer de l’insouciance de la rue, des horaires invraisemblables, à la rigueur de l’École. Il s’accroche, il apprend, il comprend. Il faut du temps. Et ce sera sa force quand il saura quelques années plus tard faire glisser le temps comme personne. Inventer la lenteur, rester classique, donner de l’émotion avec le minimum d’effet, être juste et honnête, relâcher son corps comme personne, ça vous fonde une vie. Ce livre, passionnant de bout en bout, met à mal les clichés sur le torero inculte et brutal et jamais ne tombe dans le mélo, ni la rancœur, ni le misérabilisme, au contraire. José Miguel Arroyo « Joselito » est un de ces êtres rares qui nous montrent que la pauvreté peut être dépassée par la volonté, puis se transformer en courage, force, foi en soi, réflexion, pensée, art, et petit à petit en générosité, don de soi, et passion de l’autre. Joselito, le vrai est un livre de Seigneur. Après bien des coups de cornes, dont les plus terribles furent celui du 15 mai 1987 Las Ventas, dans sa ville, infligé par Limonero (700 kilos) de l’élevage de Penajara, fracture de la clavicule – ce qui lui a sauvé la vie – déchirure de la trachée, du lobe thyroïdien, de la carotide et de la jugulaire lui laissant cette cicatrice qu’il voit chaque jour dans son miroir et celui de Nîmes en 2002 qui lui a tellement esquinté la jambe, l’artiste a mis fin à sa carrière en 2003. Aujourd’hui, cet homme qui a marqué toute une époque, alterne entre grand calme, belles réflexions et merveilleuses colères contre tout ce qu’il trouve injuste. Il regarde grandir ses filles, qu’il a eues avec Adela, la nièce de Martin Arrantz, et élève deux ganaderías, poursuivant son idéal qui, un jour, fera sortir en piste le taureau qu’il a toujours rêvé de toréer.