Romantisme, nº 161, 2013, par Leslie Brückner
« [L]e patrimoine d’une langue n’est pas seulement constitué par les œuvres […] écrites dans cette langue, mais aussi par l’ensemble des traductions dont cette langue a été capable. » Tel est le point de départ d’un vaste projet collectif retraçant l’histoire des traductions vers la langue française depuis l’invention de l’imprimerie jusqu’au XXe siècle. Le présent ouvrage, abordant le XIXe siècle, est le premier volume d’une série de quatre, dirigée par Yves Chevrel et Jean-Yves Masson. Le projet vise à valoriser le rôle fondamental joué par les traductions et par les traducteurs pour l’histoire littéraire et l’histoire de la pensée française. Les auteurs se fondent sur une approche culturaliste de la traduction inspirée par les travaux d’Antoine Berman et de José Lambert. Cette tâche encyclopédique, qui consiste à explorer le champ des traductions de toutes les langues, anciennes et modernes, dans la littérature et dans tous les domaines de la pensée française au XIXe siècle (sans négliger l’espace francophone), ne pouvait être entreprise que par un travail collectif. Dirigé par trois éminents chercheurs dans le domaine de la littérature comparée et de la traductologie du XIXe siècle, le présent ouvrage est donc le fruit de la collaboration de plus de soixante spécialistes des langues et domaines concernés.
Pour présenter leurs résultats, les directeurs ont pourtant évité une structure de dictionnaire, privilégiant une série de chapitres assez étendus développant et approfondissant les différents aspects du sujet. Les chapitres I à IV (p. 51-344) abordent la traduction française au XIXe siècle de manière générale. Les éléments d’une théorie de la traduction sont repérés dans les préfaces et paratextes contemporains. Ensuite, deux chapitres particulièrement instructifs placent la traduction dans ses contextes économiques et socio-historiques en étudiant la situation professionnelle des traducteurs et les enjeux du marché du livre au XIXe siècle. S’y ajoute une réflexion sur la redécouverte des textes antiques (dans un sens très large comprenant l’antiquité gréco-latine, les langues orientales et la littérature médiévale) par les traductions qui ont marqué l’époque.
Au cœur de l’ouvrage, les chapitres V à IX (p. 345-809) sont consacrés à l’impact des traductions sur les genres littéraires du XIXe siècle. Trois études approfondies (plus d’une dizaine de spécialistes ayant contribué à chacune), développent l’apport des traductions à la poésie, au théâtre et à la prose narrative. Surtout en ce qui concerne le roman, les auteurs explorent d’une manière très convaincante les rapports étroits entre les pratiques éditoriales et l’activité traductrice. La prose narrative pour la jeunesse, genre en essor à l’époque, est traitée. Un chapitre rédigé par A. Schöne donne enfin une vue d’ensemble des évolutions du canon littéraire français sous l’influence des traductions au XIXe siècle. Les chapitres X à XV (p. 811- 1280), qui comprennent une série d’études tout aussi importantes, sont ensuite consacrés au rôle des traductions de textes étrangers dans tous les domaines intellectuels au XIXe siècle. Ainsi, l’ouvrage explore l’apport des textes étrangers traduits à l’histoire, aux sciences et aux technologies, à la philosophie, au droit, ainsi que les récits de voyage traduits et le rôle des traductions dans les religions au XIXe siècle.
Il serait impossible de résumer les résultats de cette riche étude en quelques phrases. Néanmoins, deux aspects se profilent : le contexte politique, l’internationalisation et le développement des sciences ont mené à une obligation de connaître les écrits étrangers dans tous les domaines de la connaissance, et on constate une importante croissance quantitative des traductions vers le français au cours du siècle. En littérature, un accroissement très net des traductions françaises des langues vivantes européennes, surtout de l’anglais, puis de l’allemand et de l’italien, se fait ressentir. Néanmoins, les auteurs notent à plusieurs reprises des réticences persistantes du système littéraire français envers l’étranger, surtout dans le domaine des belles lettres. L’exemple du théâtre offre à cet égard une illustration éloquente. En effet, même si l’on relève un essor quantitatif très net des traductions et si les auteurs étrangers, de Shakespeare à Ibsen, constituent une référence centrale des débats esthétiques du siècle, un certain chauvinisme national hérité des siècles précédents, une « autosatisfaction française » (p. 448), se fait toujours ressentir. Ainsi, le théâtre étranger continue à occuper une place minoritaire dans le paysage culturel français et statistiquement, avec des taux autour de 4% de la production littéraire française, la traduction semble rester assez marginale.
« Est-il possible de périodiser le siècle en fonction de l’évolution des pratiques et des théories de la traduction ? » La question est soulevée dans l’introduction et il paraît que les auteurs ont dû répondre plutôt par la négative. En effet, au cours du XIXe siècle, les pratiques de la traduction française évoluent beaucoup moins qu’on ne pourrait le penser. Des normes académiques assez contraignantes interdisent aux œuvres étrangères l’accès au système littéraire français. Même dans le domaine du roman, pourtant le genre le plus traduit de l’époque, la traduction constituant entre un tiers et un quart des romans produits en France entre 1810 et 1830, la pratique de la traduction continue à s’inscrire dans une logique ethnocentrique de la transposition : « l’assimilation reste la règle » (p. 655). Le débat théorique sur la traduction n’occupe pas non plus une place de premier ordre dans le système littéraire français du XIXe (surtout si on compare avec l’importance de la traduction dans les débats des romantiques allemands).
Ces résultats sont néanmoins loin de dévaloriser l’œuvre accomplie, bien au contraire. Fruit d’un travail collectif tout à fait exemplaire, l’ouvrage réalisé peut prétendre, à juste titre, à proposer au lecteur un tour d’horizon, un bilan de l’état des savoirs dans le domaine émergeant de la traductologie. En effet, tout en proposant une synthèse de la recherche actuelle (résumée d’ailleurs par des bibliographies très utiles à la fin de chaque chapitre), il dépasse de loin les études antérieures pour donner un vaste tableau de la traduction en France au XIXe siècle sous tous ses aspects. Si dans l’introduction les directeurs s’étaient fixé l’objectif de fournir une base solide à la recherche, nous pensons que l’ouvrage, réunissant des études détaillées de très haut niveau, est parfaitement à la hauteur de cette exigence.
Le seul reproche qu’on pourrait lui faire, c’est d’être presque trop riche, l’abondance des détails dérobant parfois la place à la synthèse. Le champ des traductions au XIXe peut paraître trop large pour une synthèse forcément réductrice, trop vaste peut-être pour tout dire dans un seul ouvrage. En même temps, le mérite de l’ouvrage réside justement dans son opulence qui en fait une source très précieuse pour les futurs chercheurs. L’abondance de renseignements qu’il renferme en fait, dès à présent, un ouvrage de référence incontournable aussi bien pour la traductologie, les études littéraires (en particulier les études de réception) que pour l’histoire de la pensée. Enrichi par des biographies de traducteurs insérées tout au long de l’ouvrage et un index des traducteurs comportant près d’un millier de noms, pour la plupart inconnus ou méconnus par l’histoire culturelle, l’ouvrage contribue à sortir les traducteurs de langue française de « l’invisibilité » constatée par L. Venuti. Ainsi, l’ouvrage constitue une étape importante de la traductologie à plusieurs égards. En outre, son intérêt s’étend certainement au-delà de la traductologie. En envisageant l’histoire intellectuelle sous l’angle de l’apport étranger, il révèle que l’histoire des idées est une histoire de transferts culturels, qu’il sera désormais impossible d’écrire sans adopter une perspective européenne voire internationale. Nous attendons donc avec impatience que les autres volumes de la série viennent prolonger et compléter cette excellente histoire des traductions françaises à travers les siècles.