Commentaire, nº 99, automne 2003, par Philippe Raynaud
Judaïsme et modernité
L’accueil favorable qu’a reçu le dernier livre de Benny Lévy doit sans doute beaucoup à l’itinéraire de l’auteur qui, dirigeant clandestin de la « Gauche prolétarienne » maoïste dans les années 70, fut le compagnon controversé des derniers jours de Sartre, avant de devenir un philosophe du judaïsme, héritier d’Emmanuel Lévinas et commentateur du Talmud. Le Meurtre du pasteur propose d’une certaine manière un bilan de cet itinéraire singulier : ce livre fonde la critique de la « vision politique du monde » qui fut celle de l’auteur dans sa jeunesse sur la mise en lumière de la figure oubliée du « Pasteur », commune à Platon et au judaïsme mais progressivement annulée dans la pensée moderne, sous l’effet d’une série d’attaques qui proviennent en dernière analyse du christianisme, mais qui ne pouvaient être menées à bien qu’avec la complicité de penseurs issus du judaïsme, dont le plus grand fut le Spinoza du Tractatus theologico politicus et le dernier le Freud de Moïse et le monothéisme. Benny Lévy nous donne donc une nouvelle version d’une histoire souvent racontée – celle de la modernité « humaniste » ou subjectiviste et de ses dérives successives (ici jusqu’à une « politique des droits de l’homme » qui n’est que le supplément d’âme de l’« empire du rien ») – et le charme propre de son livre tient au fait que le judaïsme y occupe la place dévolue ailleurs à la philosophie classique (même si celle-ci est ici créditée d’une assez bonne compréhension des apories de la politique), aux présocratiques ou même à la pensée catholique : reste à savoir si cette version est pleinement convaincante, d’un point de vue historique et, surtout, philosophique ou politique.
L’argument du Meurtre du pasteur se déploie en quatre moments, placés sous le signe de Platon, de Hobbes, de Spinoza – et de l’« empire du rien » de la démocratie contemporaine.
Le premier moment est celui de Platon, dont le dialogue sur Le Politique décrit les deux figures complémentaires du « Politique » et du « Pasteur ». Le Politique est un souverain tout puissant, qui fait la loi mais qui peut aussi la changer et même la transgresser si elle s’avère incapable de répondre aux situations singulières : mais ce modèle « décisionniste » ne dit pas le dernier mot de la pensée de Platon, car le pouvoir de l’homme royal n’a de sens que par référence au « pasteur » qui, lorsqu’il s’occupe de son troupeau, prend soin de tous et de chacun. Par ailleurs, comme on le sait, l’avènement du « politique » est hautement improbable, sinon impossible, et c’est pour cela que, finalement, Platon accorde sa préférence aux régimes légaux (monarchie, aristocratie) lorsqu’ils sont possibles et va même jusqu’à dire que, parmi les régimes corrompus où la loi est faible, le moins mauvais est le régime démocratique, où chacun fait ce qui lui plaît. Benny Lévy suggère non sans raison que la conception platonicienne de la loi conserve quelque chose du modèle du pasteur ou de l’homme royal : si celui-ci peut idéalement se passer des lois (nomoi), celles-là peuvent être prises comme une imitation de la raison, et c’est pour cela qu’« on peut encore entendre dans la dimension de la loi (nomos), le nemein, le nourrissement de chacun » : ainsi s’ouvre la voie que suit le dernier dialogue de Platon, Les Lois, qui montre que, même si le « pasteur » est peut-être en toute rigueur impossible, « aucune politique authentique ne peut se fonder sur l’abandon total du « nourrissement », sur le meurtre du Pasteur ». Inversement, la pire des perversions de l’ordre politique serait sans doute celle dans laquelle un homme s’attribuerait la toute-puissance de l’Homme royal tout en méconnaissant son statut de « pasteur ».
Jusque-là, le lecteur familier de la (vraie) philosophie politique n’a aucune raison de se sentir dépaysé, car il est simplement invité à suivre la voie « négative » qui part de la critique de la positivité pour montrer les limites de tout ordre politique, tout en étant suffisamment soucieuse de sa fragilité pour maintenir l’idée de l’ordre – divin ou « naturel » – afin de préserver l’authenticité et le sérieux des choses humaines. L’originalité de l’ouvrage ne réside donc pas tant dans cette défense d’un certain héritage « platonicien » que dans la façon dont il oppose deux réponses possibles – juive et chrétienne – au problème posé par Platon. La voie de Moïse, nous dit Benny Lévy, n’est ni « théocratique » ni « anthropocratique » mais « ichnocratique » (de ichnos, en grec : la trace) : elle exclut l’incarnation et elle ne fait pas du « pasteur » un « médiateur », un troisième terme entre « Dieu » (que Lévy, bien sûr, ne « nomme » pas) et l’homme : mais cette transcendance est la meilleure garantie contre la tyrannie, comme le montre l’expérience du Sinaï, où les « deux premières Paroles ont été entendues également » par Moïse et par les 600 000 Hébreux – mais « pas à la même hauteur » :
« Maïmonide dit que les deux témoins au Sinaï sont chacun [600 000] et Moïse. Un et Un : Deux la parole est vérifiée. Ce qui rend possibles à la fois l’égalité exaltée dans le texte moderne et la position en hauteur du berger propre au texte ancien, c’est la parole révélante qui se donne également sans que cela signifie que les positions d’écoute soient les mêmes (1). »
La voie chrétienne, au contraire, sera celle de la médiation – et elle est à l’origine de la modernité : « Le moderne comme substitution du nouveau à l’ancien commence avec l’“invention de Paul” – avec le dépassement universaliste d’Israël et l’opposition entre la “lettre” et l’“esprit”. » Avec le double « coup de Paul », nous dit Benny Lévy, se vérifie la thèse de Hegel qui fait sortir la « modernité » du christianisme mais, en même temps, ajoute-t-il, « nous entrons dans l’époque de la malhonnêteté de l’esprit, selon l’expression de Nietzsche ». L’histoire de la modernité ne sera donc pas seulement celle de l’oubli des « Anciens », mais aussi celle de l’appropriation allégorique de la Bible par les chrétiens, celle des progrès de la logique immanente du christianisme – et celle de la malhonnêteté de l’esprit.
Une fois ces prémisses posées, la suite de l’histoire est assez prévisible : les mêmes tares, réelles ou supposées, de la modernité que d’autres attribuent à l’oubli de l’être, à la rupture avec le naturalisme antique ou à la révolte contre le Dieu chrétien vont apparaître comme des effets de la logique interne du christianisme, éventuellement secondé par la « trahison » de quelques Juifs oublieux de leur vocation. Le « Dieu mortel » de Hobbes n’est possible que par la logique de la Trinité, qui permet de personnifier Dieu et qui conduit à la confusion entre la Foi et l’autorisation politique : « l’obéissance, le consentement en profondeur se disent dans le registre de la foi, mais l’homme moderne – la raison est sauve – parlera en termes de désistement et de souveraineté, d’État de droit ». Faute de pouvoir vraiment se débarrasser de Moïse, Hobbes restait néanmoins incapable de parvenir à la « solution finale » (sic !) du problème du Pasteur, qui ne pouvait venir que de la « trahison » (E. Lévinas, cité p. 173) d’un philosophe juif : cette trahison fut accomplie par Spinoza, qui renouvela le « coup de Paul » par une interprétation historico politique du judaïsme pour, par contraste, faire du seul christianisme la vraie figuration d’une religion universelle et « spirituelle » et qui, en outre, subordonna définitivement le prophétisme à la philosophie (« voilà le crime »).
L’« empire du rien » dans lequel nous vivons est le fruit de ce processus, achevé par Freud (qui a cru découvrir le meurtre de Moïse à la racine d’un judaïsme oublieux selon lui de ses racines égyptiennes) : l’attachement apparent de la psychanalyse à la Loi et au Symbolique (sur quoi un Lacan prétendait s’appuyer) n’a pas empêché l’« explosion des conatus », qui est la vérité de la politique des droits de l’homme, fondée, comme le dit Claude Lefort, sur l’« indétermination » de l’Homme dans la démocratie moderne. L’histoire de la modernité est donc celle d’une illusion, qui commence avec la prétention de Rome à « incarner le Pasteur », une fois que celle-ci se crut éclairée par la Bible alors qu’elle était aveuglée par l’image du Christ, et qui s’achève avec le « meurtre du Pasteur » par des Juifs égarés. La voie reste cependant ouverte d’un retour en arrière vers ce que cherchait le « vieux Platon » – et dont s’approchèrent à la fois « le vieux Sartre se retournant vers le messianisme juif pour interroger son présent de moderne » et le « vieux Lévinas tentant d’arracher l’État libéral à son fondement hobbien » : c’est celle de Moïse et de Hillel.
Cette habile construction peut être comprise de plusieurs manières, selon que l’on privilégie sa dimension antichrétienne ou sa portée antimoderne et elle évoque, implicitement ou explicitement, plusieurs problématiques contemporaines où se rencontrent la réflexion sur le christianisme (et sur ses rapports avec le judaïsme) et l’analyse de la démocratie.
Pour les initiés, le livre de Benny Lévy constituera peut être une réponse au Saint Paul d’Alain Badiou, qui oppose de manière radicale l’« universalisme » de Paul à l’héritage juif (2) et qui peut passer pour un bon exemple de la « conception politique du monde » : pour la majeure partie du public cultivé, il apparaîtra plutôt comme un habile renversement des théories qui voient dans la naissance du monde « sécularisé » et « éclairé » qu’incarnait jadis l’« État rationnel », et qui s’accomplit aujourd’hui dans la démocratie, un fruit à la fois paradoxal et dans l’ensemble heureux du « désenchantement du monde » commencé par le christianisme (3). On pourra aussi penser que le propos est à la fois injuste pour les chrétiens et ingrat envers les Modernes. D’un côté, en effet, il est un peu trop simple de présenter l’histoire politique de la chrétienté occidentale comme celle d’une captation par Rome de l’héritage biblique, dont on peut raisonnablement penser qu’il est pour quelque chose dans la rupture des monarchies chrétiennes avec l’héritage impérial. D’un autre côté, il est difficile de ne trouver que des charmes au modèle du « pasteur » qui, dans les faits, se distingue assez mal d’une emprise générale de la Loi religieuse sur la vie humaine : même les philosophes ne souhaitent pas tous vivre sous le régime des Lois de Platon et, surtout, il n’est pas certain que les hommes libres en général et les Juifs en particulier n’aient eu qu’à se réjouir du souci paternel qu’avaient pour eux les chefs « pastoraux » de la chrétienté (ou de l’islam) : quoi qu’on pense du rationalisme absolu de Spinoza, il est difficile de ne pas reconnaître à la fois une vérité et un sens émancipateur à sa critique de la théologie politique héritée – et peut être même à son universalisme christianisant : Spinoza est le premier penseur de l’émancipation – , celle des Juifs et, au-delà, celle de tous les hommes, qu’il n’est pas raisonnable de voir seulement comme le fruit d’une trahison, préparant une « solution finale ». On pourra aussi remarquer que, si les philosophes doivent savoir rester modestes devant les Prophètes, il est difficile de leur demander de tenir pour un « crime » la défense des prétentions de la raison, si du moins ils s’attachent aussi à en circonscrire les limites (4).
Quelle que soit la perplexité, ou l’agacement, que l’on éprouve à la lecture du livre de Benny Lévy, on doit cependant lui savoir gré de bien mettre en lumière quelques-unes des apories qui définissent la condition de l’homme démocratique, et de le faire à partir d’un point de vue dont l’intérêt tient précisément au fait qu’il n’est pas universalisable. Son livre exprime d’une manière aiguë le paradoxe central de la situation contemporaine du peuple juif, dont le terrible destin est sans doute une des raisons qui a produit le triomphe actuel de la religion des droits de l’homme, alors même que celle-ci ne peut ni englober son identité religieuse ni, surtout, résoudre à elle seule les problèmes qui sont les siens depuis la création de l’État d’Israël. Plus profondément, il donne une expression contemporaine de quelques traits majeurs d’une certaine tradition philosophique juive, dans laquelle l’exigence de la justice ne passe pas par la réconciliation mais au contraire par la reconnaissance d’une altérité irréductible. Ceux qui se refusent à le suivre dans sa critique radicale de la « modernité » politique et philosophique pourront néanmoins tirer deux leçons de son livre. La première, politique, est celle des insuffisances de la politique des droits de l’homme : on peut très bien s’accorder sur ce point avec l’auteur du Meurtre du pasteur sans pour autant accepter l’idée que la forme nouvelle que prend aujourd’hui la religion de l’humanité soit l’ultime vérité de la politique moderne (5). La deuxième leçon de Benny Lévy est plus philosophique : après beaucoup d’autres depuis le grand Rosenzweig, il fait du judaïsme l’autre de la tradition métaphysique et on sait bien que c’est là, pour le non juif ou pour le philosophe, un inépuisable sujet de méditation.
(1) Le Meurtre du pasteur, op. cit., p. 102.
(2) Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, 1997. Normalien comme Pierre Lévy, Alain Badiou fut lui aussi maoïste, mais militait dans d’autres organisations, et il n’a jamais abandonné l’idée révolutionnaire. Il lui est arrivé, en réponse à une enquête de Libération sur Sartre, de parler de Benny Lévy comme d’un « rabbin sectaire », ce qui ne paraît pas très amical.
(3) Cf. notamment Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985. La notion d’« empire du rien » peut aussi évoquer le titre du livre de Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide. Sur l’individualisme contemporain, Gallimard, 1983, qui proposait une analyse d’inspiration tocquevillienne de l’individualisme démocratique.
(4) On conviendra que ce n’est pas là le point fort de la philosophie de Spinoza.
(5) Cf. sur ce point Marcel Gaucher, Quand les droits de l’homme deviennent une politique, Le Débat, nº 110, mai-août 2000, repris dans La Démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002, et Philippe Raynaud, Un nouvel âge du droit, Archives de philosophie, tome 64, cahier 1, janvier-mars 2001, p. 40-56.