Epok, 23 février 2002, par Aude Lancelin

Benny Lévy, du Petit Livre rouge à la Thora, de Mao à Moïse

« Sous les pavés de la politique se cachait la plage de la théologie »

Nul ne saura jamais vraiment quel big bang intime se produisit un jour pour que le sulfureux Benny Lévy, mieux connu dans les années 60 sous le pseudonyme de Pierre Victor, en vienne à renoncer au Grand Soir pour « le Dieu dAbraham, d’Isaac et de Jacob ». Nuit de feu à la Pascal pour l’ancien dirigeant de la Gauche prolétarienne ? Toujours est-il qu’au tournant des années 80, l’ex-chef mythique des Mao choisit de divorcer du marxisme-léninisme pour se retirer sur la pointe des pieds dans une yeshiva de l’est de la France. Toujours est-il qu’il choisit alors de désespérer Saint-Germain en abjurant définitivement le Petit Livre rouge pour se pencher pieusement sur les lettres carrées de la Thora.

L’opacité de sa trajectoire n’aura cessé de fasciner la génération qui rêvait de « casser en deux l’histoire du monde ». « Benny Lévy fait peur », affirme son ami Alain Finkielkraut. Face à la conversion au messianisme juif de celui qui, de 1974 à 1980, fut aussi le secrétaire très contesté d’un vieux Sartre s’initiant sous son influence à l’hébreu et découvrant au grand dam de Beauvoir « qu’il y a des choses plus importantes que la philosophie », c’est toute l’intelligentsia française qui fut et est toujours conviée à penser en effet sa passion effondrée : le gauchisme. D’autant plus douloureusement que, aujourd’hui âgé de 56 ans et vivant en juif orthodoxe à Jérusalem dans la proximité d’un maître, Benny Lévy s’est pour l’essentiel toujours abstenu de toute explication, de tout aveu, sans même parler d’autocritique.

Tout au plus l’ancien élève d’Althusser à Normale parlera-t-il d’une commotion spirituelle à la lecture de Difficile liberté, de Lévinas. Tout au plus le séfarade du Caire, arrivé en France à l’âge de 11 ans, évoquera-t-il la phrase du même Lévinas : « Être juif, c’est atteindre ce moment où une condition vécue comme une malédiction vire en exultation. » Tout au plus affirme-t-il, dans le nouvel essai qui marque son retour sur la scène française, que, dès les années 70, il pressentait que « sous les pavés de la politique se cachait la plage de la théologie ».

Dans cet essai intitulé Le Meurtre du pasteur, nul renoncement toutefois à la problématisation du monde. S’il soutient, dans le sillage de l’auteur de Totalité et infini, que la Bible n’engage pas seulement la foi, mais la pensée elle-même, c’est un dialogue authentiquement philosophique qu’il engage avec Platon, Spinoza, Freud ou Claude Lefort, pour opérer une critique radicale de la vision politique du monde. Celui qui rêva jadis de « changer l’homme dans ce qu’il a de plus profond » ne cesse de pointer le néant de celui-ci lorsqu’il croit naître de lui-même. Celui qui voulait « changer le monde » ne se penche plus sur lui désormais que pour y trouver « la trace, le passage de Dieu ». Mao, Moïse : d’une extase, l’autre.