L’Humanité, 15 septembre 2005, entretien avec Yoko Tawada
L’autre rive de la langue
Propos recueillis par Alain Nicolas, avec Bernard Banoun pour la traduction.
Deux ouvrages de l’auteur d’Opium pour Ovide, écrits en japonais et en allemand, paraissent aujourd’hui. Rencontre avec un écrivain hors norme.
Les livres de Yoko Tawada sont toujours des objets singuliers chez un auteur singulier. Par son itinéraire, d’abord : japonaise, installée en Allemagne où elle s’est rendue par le Transsibérien, elle passe d’une langue à l’autre, sans essayer de dissimuler ce va-et-vient mais, au contraire, en jouant des écarts qu’il impose. Mais aussi par ses livres, qui n’exploitent pas une veine sitôt trouvée mais sont sans cesse dans la prospection, dans le défrichage de nouveaux territoires, où ses thèmes personnels se confrontent à des situations qu’elle invente, pour sa surprise et la nôtre. Deux ouvrages très différents paraissent actuellement chez Verdier. Train de nuit avec suspects, paru en 2002, est une série de récits de trajets ferroviaires, de Paris à Bombay via Belgrade et Pékin, où l’insolite, la méprise et le malentendu prennent peu à peu le pas sur le projet concret d’une héroïne structurée. Dans L’Œil nu, une jeune vietnamienne est invitée en RDA au moment de la chute du mur, et connaîtra en Allemagne et en France une vie de personne sans papiers et sans domicile fixe, dont l’itinéraire est calqué sur la filmographie de Catherine Deneuve. De passage à Paris, elle nous parle de l’écriture de ces deux textes surprenants et émouvants.
Deux livres de vous paraissent en France simultanément. Ont-ils été écrits en même temps, et quelle place occupent-ils dans votre travail ?
Yoko Tawada : Train de nuit… est le premier. Il a paru il y a trois ans en japonais. Chacun des chapitres, correspondant à une destination, a été écrit en un mois. Le second, L’Œil nu, date de l’an dernier. Il a été écrit en allemand et en japonais simultanément. J’écrivais un passage en allemand puis je le traduisais en japonais, je continuais en japonais que je traduisais en allemand, je continuais en allemand et ainsi de suite. C’est la première fois que je travaillais ainsi.
Vous faites un va-et-vient entre deux langues, mais aussi entre langue et traduction. Est-ce une commodité ou un principe de travail ?
Jusqu’à présent je n’avais écrit qu’en une seule langue : soit le japonais, soit l’allemand. Mais il y a toujours dans ma tête la langue japonaise, et le mode de pensée japonais qu’elle impose. Pour autant, j’ai toujours eu le sentiment qu’écrire, c’est toujours manier une langue étrangère. Écrire c’est traduire. Pour la première fois j’ai voulu expérimenter radicalement cette pluralité. Si on considère qu’on écrit dans une langue, on est dans ce que nous dit cette langue. Cela exclut un dehors. La pratique de plusieurs langues donne une extériorité à son propre texte.
Vos ouvrages, bien que composés différemment – l’un est fragmenté, l’autre est un récit unitaire – sont structurés sur un principe de liste. Liste de villes, liste de films… Avez-vous besoin de la liste comme d’une contrainte, ou est-ce que cela apparaît en cours d’écriture ?
Je commence en général à écrire une histoire linéaire, avec une intrigue. Mais j’ai tout de suite besoin d’un principe qui contrecarre ce continuum. La liste est un principe de juxtaposition qui s’oppose à la continuité de la narration.
Dans Train de nuit…, le narrateur s’adresse au lecteur comme s’il était le personnage principal, tout en restant impossible à situer…
Dans ce livre, le sujet est vide. En japonais, il n’y a pas de « vous » et de « tu », mais « anata », un mot d’emploi assez rare, pour signifier « celui d’en face », à qui l’on s’adresse, qui est sur l’autre rive. Quant au personnage, la seule continuité qui le constitue d’un récit à l’autre est dans la suite des voyages. Mon projet était d’écrire un livre dont le personnage soit totalement indéterminé, dont on ne puisse savoir ni le sexe, ni l’âge, ni la nationalité. J’ai essayé et ça a marché, sauf quand j’ai dû écrire le moment où un homme, dans une des gares traversées, essaie de changer ses devises en dollars. Ces récits sont appuyés sur des voyages que j’ai faits moi-même, surtout dans les anciens pays socialistes, avant 1989, et ce problème de change situe l’action à une époque, dans un régime précis. Je n’ai pas fait un livre politique mais il y a une trace de la politique dans ces pages.
Ce livre porte le titre de Train de nuit avec suspects. Est-ce que ce qui est suspect n’est pas justement le narrateur ? Un de vos livres s’intitulait Narrateurs sans âmes. N’est-on pas arrivé à une narration sans narrateur ?
Dans le titre japonais, les mots qui veulent dire « train de nuit et suspects » sont presque les mêmes, ils ne diffèrent que par la longueur d’une voyelle. Cette similitude a fait que dès que j’ai pensé à écrire un livre sur ces voyages, j’ai été amenée à y introduire des « suspects ». Voilà ce que j’entends quand je dis que la langue dicte à l’auteur jusqu’à son récit. Le compartiment devient ainsi une identité isolée où tout peut se passer, du rêve à l’angoisse.
On est frappé par un traitement du détail qui s’attarde surtout sur ce qui, a priori, n’a pas de rapport avec l’action. Quelle est sa fonction ?
Des détails bizarres ou incongrus permettent au lecteur de partir sur des pistes, d’inventer une histoire possible, de l’attendre, de la mettre en relation avec celle que je raconte vraiment. Ils donnent un surcroît de sens. Ainsi, tandis que nous parlons, je regarde un noyau de pêche, je me dis qu’il ressemble à un cerveau, et une histoire est peut-être en train de s’imaginer…
Ces livres sont fondés sur des itinéraires, géographiques mais aussi politiques, entre systèmes sociaux, mentalités, régimes…
Ce n’était pas mon intention première, mais je me suis aperçue, au cours de l’écriture, que la chute du mur de Berlin – qu’on évoque en allemand en parlant du « tournant » et la perestroïka ont été structurants pour les mentalités. Je n’ai pas voulu écrire une histoire « avant-après », mais montrer comment dans le présent il y a une frontière mentale, source de malentendus. Il y a même une confusion, chez le personnage de L’Œil nu, entre Gorbatchev et la marque de vodka « Gorbashoff », créée par un Russe émigré depuis 1929 en Allemagne.
II est étonnant de voir que la jeune Vietnamienne héroïne de L’Œil nu ignore tout du monde européen où elle se trouve.
C’était important de montrer un autre regard sur le monde occidental contemporain. Par ailleurs, elle sait beaucoup de choses, et elle voit plus vite comment fonctionne le système capitaliste, y compris dans ses aspects les plus absurdes.
N’est-ce pas parce qu’elle est structurée par le cinéma ?
Pas seulement, car c’est aussi le cas de ceux avec qui elle est en relation. Son jugement critique comme sa désorientation viennent de sa situation entre deux mondes, deux cultures, plus que d’un refuge dans l’imaginaire du cinéma.
Pourquoi Catherine Deneuve ?
Elle a une place centrale pour le personnage à cause de deux films : Indochine, où elle est une fille de planteurs français consciente de la fin du monde colonial, et Est-Ouest, évidemment, qui renvoie à sa situation et à l’impossible retour en arrière.