Lire, mars 2012, par André Clavel
Spécial Japon
La relève
Yoko Tawada est une romancière partagée entre deux patries, qui écrit aussi bien en japonais qu’en allemand. Belle performance de la part de cette équilibriste dont le fin visage, tout de noir calligraphié, a l’impassibilité d’un masque nô. Il aurait inspiré Roland Barthes, lequel aurait aussi aimé les personnages de Yoko Tawada – des femmes fragiles qui, sur les quais des gares, hésitent toujours entre deux destinations, entre le rêve et la réalité, « parce qu’elles vivent éveillées dans la logique des songes ». L’œuvre de la romancière abonde de ce genre de petites phrases suggestives, qu’elle sème derrière elle depuis l’adolescence : née à Tokyo en 1960, elle a commencé à écrire bien avant l’âge de raison, comme cette héroïne de Mishima qui trousse des haïkus pendant que ses jeunes camarades pataugent dans leur bac à sable.
La précoce Yoko Tawada fut aussi une drôle d’aventurière qui, se trouvant trop à l’étroit dans le kimono de sa langue maternelle, voulut se frotter à d’autres alphabets. « J’ai su très tôt que le japonais n’était pas suffisant pour écrire. J’ai alors choisi l’allemand, à cause de Kafka », raconte celle qui, à 22 ans, quitta le bercail nippon et débarqua à Hambourg où elle travailla dans une entreprise d’exportation de livres, avant de publier ses premiers textes. Avec cette conviction : un bon auteur n’est jamais maître à bord, il doit naviguer sans boussole. « Je ne décide rien, c’est le livre qui décide, explique Yoko Tawada. Je suis juste une partie de cette littérature qui vient de partout. »
Il n’est donc pas étonnant que Train de nuit avec suspects, un de ses meilleurs romans, soit un éloge de l’errance et du hasard. Publié chez Verdier. ce remake de La Modification de Michel Butor est un road-movie ferroviaire où une narratrice experte en vagabondages ne cesse de grimper dans des trains qui devraient la conduire à Paris ou à Zagreb, à Pékin ou à Irkoutsk, à Bâle ou à Vienne, à Amsterdam ou à Bombay… Mais les wagons ne suivent pas toujours leurs rails et, de rencontres inattendues en malentendus savamment orchestrés, la narratrice finit souvent par s’égarer, en quête d’une introuvable Ithaque. Jusqu’à l’ultime voyage : « destination nulle part », trois mots qui résument bien l’écriture somnambulique de Yoko Tawada. Et dans L’Œil nu, elle change totalement de registre : elle parle de sa fascination pour le cinéma et, surtout, pour Catherine Deneuve, laquelle deviendra à la fois l’alter ego et la muse de son héroïne, dans les salles obscures où elle se réfugie pour échapper à la solitude.
Verdier a publié trois autres romans de Yoko Tawada, ainsi que son Journal des jours tremblants. Elle y interroge l’image du Japon et de sa culture dans le monde occidental avant de livrer, à chaud, ses réflexions sur la catastrophe nucléaire de mars 2011. Avec ce commentaire féroce : « Tokyo est une ville qui continue de rire joyeusement, la nuit, avec l’électricité que Fukushima produit au péril de la vie de ses riverains. »