Encres de Loire, nº 20, octobre 2001, entretien

Propos recueillis par Alain Girard-Daudon

 

Vous avez accepté une résidence d’écriture en Vendée. Quel souvenir gardez-vous de cette expérience ?

Un bon souvenir. Accepter ce qu’on appelle maintenant une résidence d’auteur est toujours pour moi une petite aventure, à bien des titres. C’est d’abord une aventure de lecture, parce que je suis surtout un homme de livres : l’histoire, les chroniques anciennes, la géographie, la géologie, et même les brochures touristiques dont j’aime la naïveté, le mensonge, les vérités involontaires. Là, il y avait beaucoup à lire, parce que ce marais vendéen a été un gros enjeu politique et économique pendant tout le Moyen Âge et l’âge classique : ces terres grasses gagnées sur la mer étaient convoitées par tout le monde, et les chroniques se sont empilées. C’est aussi l’aventure d’un paysage, puisque je suis resté là-bas près d’un mois et un paysage, c’est l’idée qu’on s’en fait : je l’ai tout de suite pensé comme médiéval, et clérical, puisque ce sont des moines qui ont asséché le marais, Et puis les grands ciels sur ces pays plats donnent toujours au badaud que je suis l’idée de Dieu. Et enfin c’est une aventure de conversations, de rencontres, parmi lesquelles se détachent toujours quelques figures marquantes, atypiques : là, je me souviens surtout d’un député maire à la retraite, grand résistant, qui s’est bien gardé de décliner toutes ces qualités quand il s’est présenté à moi – il s’est plutôt présenté comme un érudit local –, et qui plusieurs fois m’a servi de guide dans le marais dont il connaissait tout, familles, clans, terres et bornages : je l’ai blagué d’entrée en l’appelant le Major à cause de son air british, de sa moustache british, de sa tenue british, de son élégance d’un ancien de l’Armée des Indes dans Kipling. Ce n’est qu’au fil des jours que je me suis rendu compte du respect dont il était entouré, et je me suis dit que ce n’était pas sans cause : un vieux capitaine qui se laisse blaguer de bonne grâce par un écrivaillon tombé du ciel, pourvu qu’il soit son hôte, est respectable. Je me souviens aussi d’une bibliothécaire de village très amusante, ironique, que les livres avaient sauvée du pire, et qui n’en tirait pas gloire.

 

Pour nous lecteurs, le résultat de ce travail est magnifique et nous comble. En êtes-vous satisfait ? Vous publiez peu, ce qui montre assez votre exigence. Pouvez-vous dire quand le texte vous semble achevé, comment vient la décision de le donner à l’éditeur et… à nous.

Peu publier n’est pas forcément une preuve d’exigence. Ce peut être aussi une preuve de paresse, ou d’incroyance : je n’écris que quand je crois à la littérature, et je ne crois pas souvent à la littérature.

Oui, je suis satisfait d’Abbés : c’est une trilogie qui tient debout, il y a une petite fille blonde, un sanglier et la tête de mort d’un saint. Non, je ne suis pas satisfait d’Abbés : c’est trop pensé et illisible, c’est naïvement pensé, c’est plein de noms propres, on s’y perd, et je me demande si j’en lirais plus de trois lignes si je n’en étais pas l’auteur.

Quant à savoir quand un texte est terminé… Je peux vous dire en revanche quand je peux le donner à la publication : je peux le publier quand il ne fait plus partie de moi, qu’il s’est détaché de moi, qu’il est devenu un objet anonyme. Ce n’est plus un morceau de ma petite personne, c’est un morceau de la sempiternelle, de l’increvable bibliothèque universelle. J’en suis débarrassé.

 

Vous avez un mode de travail très particulier : accumulation de savoirs, rédaction dans un temps plutôt bref… Pouvez-vous nous en dire plus. Par exemple, quand vient la décision d’écrire ?

Je ne sais pas si c’est vraiment une décision, c’est plus et c’est moins. Le désir d’écrire est comparable à un appel qui résonne, plus ou moins près, plus ou moins loin. C’est le monde, la voix du monde qui appelle. Parfois, quand la voix est tout près, on s’en empare et on la met en soi : écrire est cet acte d’une extraordinaire outrecuidance, ou inconscience, par lequel on cesse d’entendre l’appel du monde parce qu’on devient soi-même le monde qui appelle. Et ce bond, ce rapt, cet orgueil démesuré, ne sont pas du seul ressort de la décision consciente.

Le travail d’accumulation des savoirs, la lecture, la documentation, ne sont qu’un artifice pour faire résonner plus haut l’appel du monde, un piège pour le faire approcher. Et la confection du piège dure bien plus longtemps que la prise du gibier.

 

On le voit bien dans Abbés, pour parler d’aujourd’hui, vous avez le plus souvent possible recours à l’Histoire, fût-ce la plus lointaine, fût-ce celle incertaine et obscure des Chroniques. Cependant on n’est jamais dans le récit historique. Vous ne croyez surtout pas à la vérité de l’Histoire. Ce passé est une illusion, un lieu de fantasmes et de bluff. N’est-ce pas pour cela un magnifique terrain pour le créateur ?

Qu’entendez-vous par aujourd’hui ? Le 21 août 2001 ? Le dernier quart du XX e siècle? L’humanité depuis l’âge classique ? L’humanité pendant cette toute petite tranche de temps qui sépare l’invention de l’agriculture de celle d’internet ? Je vous fais marcher, mais réellement, pour moi, aujourd’hui, c’est tout cela : l’humanité depuis qu’elle pense, dit la vérité et ment, fabrique des fictions et des masques. Je ne vois pas la moindre discontinuité entre mes moines d’Abbés, l’archéologue du X e siècle que j’évoque dans Mythologies d’hiver, et le libraire de Vent d’Ouest, sur lequel je n’ai encore rien écrit : ils ont les mêmes passions, les mêmes misères et les mêmes grandeurs, inhérentes à notre état. Ils diffèrent seulement en ceci : leur passion, leur croyance, ce qui les tient sur deux pieds, s’appelle Dieu pour mes Abbés, le Savoir positif pour l’archéologue à barbiche, et la Littérature pour le libraire. Cela, qui est ma propre croyance en quelque sorte, j’aime qu’on puisse le lire en filigrane dans ce que j’écris.

 

Et si, imaginons, on vous recommandait un texte sur les banlieues d’aujourd’hui, accepteriez-vous de le faire, à l’instar d’un François Bon ?

Mais bien évidemment. Rien n’est plus exotique, plus archaïque, plus mythique qu’une banlieue chaude, les bandes et leurs dealers; c’est comme les clans et les féticheurs de l’Afrique coloniale. Là, ma documentation porterait sur l’usage des drogues pauvres, l’acculturation, les violences symboliques, la crapulerie juridique qui tient ces pauvres gens dans une main de fer. Je découperais des faits divers à n’en plus finir ! Mais je ne le ferais pas à l’instar de François Bon : je ne suis pas idéologue, je suis plus… ironique peut-être, ou mécréant. Je n’aime pas avoir raison.

 

Le roman est un genre exténué, dites-vous. Cela explique votre goût, votre énergie à ne produire que des textes courts. Pouvez-vous expliquer ce qui fait que ces récits, que ces « vies » ne sont pas des romans ? Vous-même, que direz-vous que vous êtes ? Prosateur, chroniqueur au sens médiéval ? Nous sommes un certain nombre à penser que la force et la grâce de votre écriture sont de l’ordre du poétique. Quels sont vos rapports avec la poésie ?

Je suis prosateur, c’est-à-dire romancier à ma façon, puisque j’écris des histoires, et que notre époque a la manie d’appeler tout ce qui est histoire écrite : roman. Le roman est une superstition de notre temps selon la belle formule de Borges. Quant à être poète… Mauss, le sociologue, disait que « fait partie d’une religion quiconque croit en faire partie ». Est poète quiconque croit être poète, donc je ne suis pas poète.

 

Dans la production romanesque contemporaine, de qui vous sentez-vous proche ?

Surtout de Pierre Bergounioux, dont je suis stupéfait que l’œuvre si considérable soit si peu lue. Le goût de l’archaïque me rapproche beaucoup de Pascal Quignard. Et j’aimerais que mes récits aient la fulgurance, la justesse, le feeling à la fois désespéré et secoué de rire de ceux d’Antoine Volodine. Je ne cite que ces trois noms, parce que sinon je n’en finirais pas : ils sont très nombreux, ceux que je sens être des miens.

 

Vous vivez à Nantes depuis plus de trois ans, qu’avez-vous envie de dire de cette ville ? Comment vous y sentez-vous ? Comment jugez-vous l’activité culturelle et littéraire de cette ville ?

Je ne crois pas véritablement à la géographie. Le hasard a fait que j’ai vécu dans une dizaine de villes de France, et je les ai toutes à la fois aimées et détestées. Nantes n’échappe pas à cette règle générale. Le Quai de la Fosse, les mythologies maritimes, les mille chansons qui ont fait résonner le nom de Nantes, du haut de la butte Sainte-Anne la vue sur les grandes grues jaunes, les maisons scélérates et superbes des négriers, le petit escalier qui va de la place du Bon Pasteur à la Place Royale, la pensée que Gilles de Rais et Jacques Vaché y sont morts, que Carrier y a tué sans dessaouler pendant trois mois, et dans ma ligne de tramway, le salut aux morts répété cent fois par jour par une voix enregistrée, à l’arrêt éponyme : Cinquante otages, voilà le bel aspect de Nantes. Pour le reste, morne centre et mornes pizzas, mornes abords, comme partout. Je suis peu mêlé à la vie culturelle. Le musée est beau. La librairie Vent d’Ouest est mon but de promenade favori, deux ou trois fois la semaine.

 

Vous devriez publier prochainement plusieurs titres chez votre éditeur Verdier. C’est du moins ce que laisse entendre la rumeur… Pourriez-vous, en essayant d’etre moins secret que d’ordinaire, nous dire où en sont ces projets… Qu’est-ce qui nourrit votre curiosité ? Sur quoi, sur qui aimeriez-vous écrire ?

En projet, j’écris une dizaine de livres par jour. Mais je ne peux pas vous dire ce que sont mes vrais projets, ceux déjà avancés, parce que je suis superstitieux : je sais par expérience, qu’un texte qu’on raconte, on n’a plus envie de l’écrire. J’aime le secret, et s’il est un domaine où le honteux devoir de transparence est enfin foutu dehors, c’est bien la littérature. Mais je peux dire sur quoi et sur qui j’aimerais écrire, sur quoi et sur qui j’écris déjà peut-être : Zara Yacob, roi d’Éthiopie au treizième siècle, l’ethnologue Marcel Griaule, une panne de voiture après boire une nuit d’octobre, Fausto Coppi, la lente décrépitude de ma mère, l’histoire d’une rescapée d’Oradour qui « faisait des lessives » en Creuse dans mon enfance, une histoire de chasseur d’éléphants, beaucoup d’autres histoires de roi. J’en oublie.