L’Autre Journal, janvier 1991
Propos recueillis par Nadia Tazi
À vous lire, on a immédiatement le sentiment d’une écriture très élaborée, d’une recherche stylistique, d’un amour immodéré de la langue.
C’est parce qu’il y a en effet cet amour de la langue que je ne peux écrire beaucoup. Et comme j’ai lu toute ma vie, je connais les arrangements, les effets de langue, je les ai notés, je sais les bricoler. Les auteurs du passé, ceux du XVIIe et du XVIIIe surtout, m’intéressent moins pour eux-mêmes que pour l’efficacité, la rapidité de leur langue. Écrire vite, faire en sorte que cela se déploie verbalement, que cela agisse et me donne le sentiment d’agir intérieurement pendant le peu de temps où j’écris.
Mais il ne faut pas fétichiser la langue. Je n’ai pas de goût pour l’enluminure. J’envie Beckett, son au-delà de la langue. J’aimerais écrire un polar, un vrai polar, dans l’absence de Dieu, qui est en quelque sorte notre dieu.
Votre écriture est inactuelle. Elle peut sembler précieuse…
Ma langue me semble plus charnelle que précieuse, une langue à la fois trop habillée et nue. Il s’agit d’incarner les êtres et les choses, de dire le désir avec une langue suffisamment proche de ce désir même. Un texte fort s’approche de la plus grande corporalité avec ce que cela implique de sensualité, de gloire (le corps glorieux, tel que le représente la grande peinture, du Trecento au maniérisme, est un corps de désir), de précision aussi : il n’y a rien de plus précis que les appétits d’un corps. La préciosité, qui renvoie au formalisme et à ses artifices, désincarne au contraire. Elle déleste le réel de son poids de chair, de vie. Le premier texte littéraire que j’ai aimé c’est Salammbô. J’étais enfant, la plupart des mots m’échappaient, la littérature m’est alors apparue comme une chose glorieuse, énorme, puissante, cuirassée. Si certains contemporains me semblent étrangers, c’est que j’ai l’impression que leurs premiers émois, leurs fondements littéraires diffèrent des miens. Et la puissance ne les concerne pas. La littérature, c’est pour moi la réitération de la scène primitive : des gens s’agitent dans la pénombre, on ne sait s’ils jouissent, s’ils peinent ou s’ils sont fous, et de tout cela se dégage une intense joie.
Quels auteurs aimez-vous ?
Spontanément je ne vais pas vers Kafka, mais vers Proust – un essai d’incarnation absolue. Et surtout vers Beckett, Faulkner, Shakespeare. Des gens qui ne parlent que de l’essentiel : l’appétit toujours renouvelé des hommes, le manque à satisfaire cet appétit, et pour justifier ce manque le vague fantasme d’une transcendance.
Dans votre littérature, on rencontre des motifs : la vieillesse par exemple, la folie, le vent… Dans le texte sur Goya, le vent accompagne une vision « goyesque ». Pendant les noces du peintre, le ciel brusquement devient noir, la fête vire au cauchemar, Goya s’enfuit « comme un sagouin » – et revient, ce n’était qu’un rêve.
Le vent est une figure métaphorique parfaite. Un élément qui remue les choses sans exister comme chose. Une grande cause invisible qui a des effets dans le visible. C’est comme le désir, comme ce qui resterait de Dieu alors qu’on n’y croit plus. Dans la scène que vous mentionnez, scène où Goya rêve qu’il tue sa femme, il y a certainement une préfiguration du grand Goya, du Goya dont je ne parle pas dans mon histoire. Mais il ne s’agit pas que de cela. Un vrai peintre porte en lui une part de sadisme. Dans toute création, il y a une négation du monde. L’artiste se venge de ce monde parce qu’il ne lui appartient pas. Je vois une parenté entre les chairs de Rubens et le travail intérieur d’un dominicain dans sa cellule : c’est chez l’un comme chez l’autre l’ascèse et le rejet du monde, et comme il arrive toujours, ce monde revient dans l’œuvre plus réel encore.
Au cœur de votre œuvre, qu’il s’agisse de peintres ou de vies de minuscules, il y a la question de l’écriture : son apprentissage, la grâce ou la disgrâce qu’elle exprime.
Que je puisse écrire me semble miraculeux. J’écris peu. Je n’ai pas de pensée à énoncer. Je me sens vide, dans une posture passive n’impliquant aucune créativité, aucune expressivité personnelle. J’attends que la vérité et le sens se fassent jour, que le réel tout entier soit pris en charge par la langue et qu’il passe par moi. Et quoi qu’il en soit de la jouissance, l’écriture est une jouissance continue. Dans l’instant – rare – où j’écris, je suis pleinement, et pour employer des termes chrétiens, je tiens le monde ; je le fais pécher et je lui pardonne.
Pourquoi employez-vous ce vocabulaire religieux ?
Je ne suis pas chrétien mais les catégories chrétiennes conviennent à ce que j’ai à dire. L’art me paraît bien immérité, comme la grâce. C’est comme cela que je veux le vivre. Je ne peux être responsable de ce que j’écris, je ne veux pas l’être ; ce dont on est responsable est toujours pauvre. Et puis les arts d’Occident qui m’intéressent sont nés de la foi, même s’ils sont dévoyés, même s’il s’agit de « l’art catholique d’État », comme dit Thomas Bernhard. Je ne peux pas me débrouiller sans cela, me résoudre à cette absence et au formalisme qu’elle induit. Seul Dieu pourrait me donner sens s’il existait, si je pouvais en faire mon affaire. Ce n’est pas possible, tout cela appartient au passé, et pourtant il faut écrire.
Pourquoi dans vos livres vous insérez-vous toujours dans des fragments de biographies, dans une parenthèse de Vasari par exemple, ou du côté des minuscules qui côtoient les grands, comme le curé qui se lie d’amitié avec Watteau, ou comme Joseph Roulin, le facteur dans l’ombre de Van Gogh ?
Paul Celan a dit : « Nul ne témoigne pour le témoin. » C’est ce que je tente de faire. J’ai commencé à raconter des épisodes biographiques par hasard et cela a pris, cela s’est consolidé. On me renvoie souvent à un courant d’esthétisme, Schwob, de Quincey, et d’autres aujourd’hui… Mais je suis loin de tout cela. J’ai écrit Vies minuscules en m’inspirant de gens que j’ai réellement connus et que je voulais sauver, sauver par le sens, par la littérature, par ce qui tient lieu de Dieu. Écrire la vie de Goya ou de Watteau : d’artistes qui n’ont pas à être sauvés, c’est déjà beaucoup plus artificiel. Du reste Goya, je l’ai plutôt enfoncé.
Quelle part du réel voulez-vous sauver ?
Cette petite part peccante et éternelle qu’on appelait l’âme. Mes personnages sont ridicules peut-être parce qu’ils ont une âme. Mais comment dire ? Á quoi sert la littérature si elle n’est pas une rédemption du réel ?
Pourquoi avoir fait de Goya un minuscule, un petit gros avide et empressé qui n’entend rien à la peinture ?
Goya, comme beaucoup d’autres, fait l’objet d’une dévotion, d’une petite religion de consommation artistique qui m’exaspère. Si je parle du christianisme avec nostalgie c’est bien parce qu’il n’est plus dominant ! Présenter Goya avant qu’il ne devienne un grand peintre ou réajuster Van Gogh à la hauteur de Joseph Roulin, c’est amusant ! On veut croire que les « génies » arrivent tout armés dans la vie comme Hercule qui étouffait les serpents dans son berceau ; à ce jeu des arts on cherche d’abord à égaler plus grand que soi, et dans le même temps on veut remplir sa vie de femmes, d’or, de carrosses. Surtout lorsqu’on est Goya et qu’on va dépasser la peinture.
Minuscule est bien sûr une antiphrase. Mais pas seulement. Des minuscules, il y en a partout. Á la télévision l’autre jour j’ai vu dans Cinéma, cinéma un reportage sur le bonhomme qui a joué le rôle du père dans Le Voleur de bicyclette. C’était un ouvrier au chômage qui avait répondu à une petite annonce. Après ce film, qui a eu le succès qu’on sait, il avait cherché à en faire d’autres ; il n’était pas bon pour cela, il est mort dans la misère.
C’est très précisément un minuscule : quelqu’un qui dans sa trajectoire a heurté quelque chose qui le dépassait et qui ne s’en est jamais remis. Goya s’est confronté à Velazquez, il était minuscule, et il ne l’est pas resté : il a été amené à se dépasser. Minuscules, les plus grands le sont le plus souvent : ils rament toute leur vie après l’impossible, ils se mettent à côté de la jouissance et avec ça, même pas au nom de Dieu et de la vie future comme les saints !
Dans le dernier texte de Maîtres et serviteurs, celui qui est consacré à Lorentino, le disciple obscur de Piero della Francesca, vous écrivez que lorsqu’on apprend à peindre, c’est pour être le meilleur.
Quand on écrit, on ne se pose pas la question de l’égalité, mais en définitive il y a toujours un rang comme dans le pouvoir. Et on ne peut plus comme autrefois compter sur la postérité : on est dans l’attente de la fin. C’est une vérité amère pour nous qui sommes avant toute chose des êtres métaphysiques. Dans la communauté de la moindre-vie qui est la nôtre, dont je fais partie, on a rejeté le sens, Dieu, la révolution, le Grand Soir. Et cette culture dont on nous rebat les oreilles, cette culture de masse soi-disant, cela n’existe pas, cela ne peut avoir au mieux qu’une valeur thérapeutique. J’aime le savoir des clercs, le savoir dont l’exigence ne doit en aucun cas être perdue.
Vous écrivez peu. Souffrez-vous de cette rareté ?
Cela m’arrive d’en souffrir. Je pense alors à Guillaume d’Occam, le théologien médiéval qui avait inventé un axiome, un axiome qu’on appelle le rasoir d’Occam et qui dit : « Il ne faut pas multiplier le nombre des entités au-delà de ce qui est nécessaire. »