Télérama, 22 octobre 2014, par Nathalie Crom
Entre fable et roman métaphysique, Antonio Moresco esquisse, de son trait précis, le portrait d’un homme avide de solitude, submergé par la nature.
« Je suis venu ici pour disparaître, dans ce hameau abandonné et désert dont je suis le seul habitant. Le soleil vient tout juste de s’effacer derrière la ligne de crête. La lumière s’éteint. En ce moment, je suis assis à quelques mètres de ma petite maison, face à un abrupt végétal. Je regarde le monde sur le point d’être englouti par l’obscurité. » On ne saura pas avec précision ce que fuit le narrateur de La Petite Lumière – sans doute le monde urbain contemporain, son désordre, ses dissonances, sans doute aussi une lassitude, un désarroi plus intime et plus secret. Quand s’ouvre le roman, il est déjà là, solitaire et attentif, immergé dans ce paysage de montagnes et de forêts dont la nuit, en tombant, estompe peu à peu les contours. Anachorète sans foi et sans espérance, désorienté, chavirant ou presque alors que ce drap d’ombre s’abat sur lui et sur l’espace alentour – « … j’ai le souffle coupé, comme si je chutais assis sur une balançoire aux cordes fixées en quelque endroit infiniment lointain de l’univers ».
Un pied dans le roman, un autre dans la fable, grave et circonspect tandis qu’il se tient dans cette posture d’équilibriste, ainsi apparaît Antonio Moresco (né en 1947), dont La Petite Lumière est le premier livre traduit d’une bibliographie nombreuse que ce mince récit, s’il a valeur d’exemple, permet d’imaginer tout ensemble méditative et d’une impressionnante vigueur. Le trait de Moresco est net, sûr, méticuleux, tandis qu’il déploie son intrigue : un homme plongé dans une nature qui s’avère aussi chaotique, effrénée, oppressante que la ville et la foule qu’il a quittées ; une solitude peuplée par l’omniprésence du monde animal qui grouille dans le ciel et dans les sous-bois ; une paix et un silence incessamment rompus par les secousses sismiques qui font trembler la terre, la conversation des hirondelles, le fourmillement des insectes, les lucioles et les petits rapaces qui pullulent dans les feuillages, la lutte acharnée que se livrent entre eux les végétaux pour l’occupation de l’espace et, dans le sol épais, le processus invisible et inlassable d’altération, de décomposition et de renaissance d’où procède la vie.
« Comment savoir si au-dessus du ciel il y a un autre ciel ? je suis en train de me demander, assis devant le précipice. Du moins celui qu’on voit d’ici, de cette gorge, au-dessus de cet agglomérat de maisons et de ruines abandonnées. Comment savoir si la lumière n’est pas elle aussi à l’intérieur d’une autre lumière ? » Quant à la petite lueur qui donne son titre au roman, c’est celle qui, « chaque nuit, chaque nuit, toujours à la même heure », s’allume soudain au loin, de l’autre côté de la vallée rocheuse au bord de laquelle est posée la maison. « C’est quoi cette lumière ?, je me suis demandé, parce que ici on est dans une zone de faille et il peut se produire des phénomènes de géoluminescence provoqués par une énergie émise à la surface de la terre… » En fait, non, il s’agit d’un enfant, solitaire lui aussi, qui bientôt confiera au narrateur être un enfant mort – un enfant qui semblait l’attendre, qui n’est peut-être autre que lui-même… Allez savoir, puisque, comme il sied au conteur, Antonio Moresco ne donne pas de réponse. Il se contente d’offrir à la lecture ce roman métaphysique d’une saisissante beauté, cette élégie sensuelle et inquiète – comme une fable irriguée, en ses profondeurs intouchables, par une méditation sur la place de l’homme dans l’univers.