L’Écho, 25 octobre 2014, par Sophie Creuz
Vivre et mourir dans un même élan
La Petite Lumière, un texte court, qui viendra peut-être trouver sa place dans un roman plus important, est pourtant loin d’être une esquisse. C’est une merveille de style, d’une troublante profondeur, qui tinte longtemps dans le souvenir du lecteur. Un son ténu, assourdi comme une cloche d’école venue du fond des temps, qui agite l’air, évoque l’enfance et prépare au glas. « Je suis venu ici pour disparaître, dans ce hameau abandonné et désert dont je suis le seul habitant. » La nature a repris ses droits, envahi les potagers, camouflé les sentiers, le lierre étouffe lentement les arbres et dans ce chaos végétal, on ne sait plus si les lianes remontent ou descendent. aux alentours, quelques villages subsistent à peine, dans une immobilité sans attente. Les chiens agressent, les maîtres aussi. Le narrateur ne s’y rend que pour acheter des vivres industriels de première nécessité. Quelques maisons isolées sont habitées par des migrants, venus arracher à cette terre ingrate, des lambeaux de vie nouvelle, dans l’indifférence générale.
La misère d’aujourd’hui s’enracine sur une misère ancienne, retrouve les gestes, les rites saisonniers et la vie reprend sur le délitement, à l’image du châtaignier mort libérant des surgeons pleins de bogues. Antonio Moresco entre à pas feutrés dans cette immobilité, où convergent tous les âges, toutes les races d’une civilisation en fin de règne. Dans cette région montagneuse de l’Italie, des failles et des phénomènes géologiques, libèrent des luminescences étranges, qu’observe sur son ordinateur posé dans l’étable crasseuse, une sorte de fermier aux borborygmes confus.
« Il n’y a en tous lieux, que cette pullulation désespérée de vie et de mort à travers le temps, l’espace, que cette imagination désespérée. » Désespérée par la modernité obsolète, ignorante, prosaïque colonisatrice. Alors l’imaginaire vient au secours de « toutes ces vies qui s’emprisonnent les unes les autres. » Là, est le territoire royal de Moresco, dans cet espace à réinventer.
Qui est son narrateur ? Personne, un solitaire que le silence rend perméable aux courbures du temps, du début et de la fin qui se rejoignent dans un mouvement ininterrompu, inexorable, vers on ne sait quoi. « Seulement moi, invisible, toute lumière éteinte, les yeux grands ouverts dans le noir, dans ce lieu désert, je sentais dans mon dos les vibrations de la bête sous la croûte terrestre, avec ce léger sentiment de vertige et de nausée et de perte de connaissance. »
Cette petite lumière, qui toutes les nuits s’allume dans la forêt, est-il le seul à la voir ? Qui vit là au milieu de nulle part ?
Le narrateur trouve la chaumière, astiquée comme dans le conte de Boucle d’Or. Un seul bol pourtant, celui d’un petit enfant qui par crainte des bêtes sauvages éclaire sa chambre le soir.
Un enfant ordonné et sage, poignant de solitude, qui essaie encore et encore de réussir ses devoirs, loin des moqueries de ses camarades, du châtiment et de la honte. Un vieil enfant, aussi farouche et sérieux que l’homme qui le rejoint, chacun accueillant le silence et le désarroi de l’autre, avec l’hospitalité retenue qui sied à toute rencontre, fut-elle inattendue. Dans ces maisons blessées, abandonnées à l’image des êtres, malgré le saccage du temps, une quiétude attentive subsiste. L’hiver enseveli lui aussi, doucement, la cruauté et la bêtise ; et en dessous le monde minéral veille, sans impatience, nourrit ce qui renaîtra en dépit de nous, et continuera, sans nous.