Le Monde des livres, 31 octobre 2014, par Xavier Houssin

Premiers et derniers émois

Romain, proche de la mort, se souvient du désir venu troubler son enfance. Un premier roman rare et poétique de Laure des Accords.

On dit de certains vieillards qu’ils retournent en enfance. Comme s’il fallait boucler la boucle, toucher le mur du plat de la main pour repartir en courant en arrière. Celui-là, dans sa chambre d’hôpital, à Nanterre, émiette du pain sec pour des oiseaux qui ne viendront jamais. Pas un battement d’ailes. Pas le moindre cui-cui. D’ailleurs, il vaut mieux se méfier des oiseaux. C’est écrit dans les contes. Ceux du Petit Poucet ont picoré le pain qu’il avait semé derrière lui sur sa route. On sait bien qu’il s’est perdu, avec ses frères, au plus noir de la forêt.

Derniers jours. Derniers moments. « Je suis inconsolable, je reste inconsolable. Ma main, ma vieille main enlace le poignet très maigre de Romain. Arrête, arrête avec les miettes, Romain, allons dans notre maison, dans notre maison, écarter le lierre et les liserons, nous oublierons que le cancer nous ronge, que nos os sont vieux et nos cheveux mal peignés. » Peut-on réinventer sa vie ? L’Envoleuse, le premier court roman de Laure des Accords explore à rebours les chemins de traverse. Les contre-allées de la mémoire.

Guillemette et Romain s’aiment depuis l’école. D’un amour sincère et profond qui, depuis le début, les protège, ensemble, des lourds silences, des violences, des deuils. De ce lointain, ils gardent aussi en partage un inexplicable secret. Le souvenir sans mots de leurs tout premiers troubles. De leurs tressaillements. Qu’ils attachent à celui d’une fille de leur classe : Gisèle, « la grosse Gisèle ». À son corps, à son visage. À sa présence, devenue étrangement obsédante avec le temps.

Sous la robe informe

Gisèle est lourde. Toute en cuisses, en ventre, en fesses. Elle a la peau laiteuse et molle. Sa jeunesse n’a pas d’âge. Elle déborde de ses 10 ans. Romain lui a tiré les cheveux qu’elle a longs, bruns, lisses, ramenés en queue de cheval raide et un peu luisante sur son gros cou. Il a tiré et il s’est enfui. Sans voir la tête qu’elle faisait. Il a juste imaginé. Comme Guillemette, qui ne peut s’empêcher d’essayer de deviner ce qui se cache sous la robe informe, en coton beige, de Gisèle. « Que se passe-t-il sous ce tissu, toujours le même ? Quelle douceur ? Quelle blancheur ? » Ils seraient bien en peine, chacun, de dire pourquoi tout cela les agite autant. À quoi tient cette sensation diffuse qui mélange en brouet le désir, le dégoût, la crainte et l’attirance. L’innocence et la cruauté brutale. La « grosse Gisèle » ne parle pas vraiment. Elle bâille. Et sa torpeur gagne le monde. L’autre jour, elle a volé un goûter dans un cartable. Avec elle, on apprend la désobéissance. On apprend à aimer ce qu’il ne faut pas faire. À se cacher. À faire semblant.

On ferait comme si : voilà à quoi jouent les enfants. D’un rien, ils s’inventent des histoires auxquelles ils croient vraiment. Des passions, des amours exclusives. Et paient en vrais chagrins leurs désillusions. Est-ce que l’on s’en souvient lorsque l’on devient grand ? Des cow-boys à lasso et des guerriers comanches massacrés sur le lino de la chambre. Des poupées, des cailloux ramassés, des dessins gribouillés qui ont tant d’importance ? Tortueuses réminiscences. L’Envoleuse est un texte rare, poétique. « Lorsque l’enfant était enfant,/ il ne savait pas qu’il était enfant », écrit Peter Handke. Ne restent que des miettes de nos existences. Que les années dispersent.