Le Monde des livres, 7 novembre 2014, par Camille Laurens

Dire dans l’écarquillé

Tout un hiver, chaque jeudi, prendre le train Paris-Nancy. « Se préparer, chaque semaine, pour noter un détail supplémentaire. » Résumé ainsi, Paysage fer de François Bon, publié en 2000 et repris aujourd’hui par Verdier, pourrait sembler un simple récit à visée documentaire fait par un narrateur géographe attentif à fixer les images qui défilent, à dresser un « inventaire des bords des villes ». Il est bien davantage. Cependant, même si l’on ne s’arrêtait qu’à cet aspect du livre, il serait déjà extraordinaire. « La règle du jeu, que cela surgisse et cesse », est en effet ce qui produit à nos yeux le visible tout en lui laissant son mystère : une lessive sur un fil, « sous les pommiers, trois épaves de voitures dont une brûlée, que quelqu’un garde », un cimetière, une cimenterie, des jardins, des rivières, des noms de pays étranges ou familiers – Revigny, Commercy, Bar-le-Duc, Fains, Scrupt… – et, à l’approche des villes, « la ceinture de paraboles », l’enseigne d’un marbrier funéraire ou d’un dancing, des zones commerçantes et leurs hôtels « couche-pascher » ou bien des bâtiments désaffectés, « l’énigme rapide d’une usine morte ».

« Image et puis écrire »

L’auteur, pour livrer ses « impressions rétiniennes », confie le récit au pronom indéfini « on », c’est-à-dire, étymologiquement, à l’« homme », et chacun s’y retrouve. En arrachant à l’indifférence, pour les tatouer dans notre mémoire collective, ce vrac d’images qui constituent aussi des universaux du paysage français, il nous fait éprouver l’« imbrication de la chose humaine et des choses tout court » et apercevoir, comme un reflet de soi dans la vitre d’un train, « cela qui est nous, tellement nous ». Mais si le « je » est quasi absent (et du coup, quelle émotion quand il surgit !), l’écrivain François Bon, lui, est bien là. « On a passé son dimanche sur deux paragraphes », « on s’en veut de n’avoir pas plus retenu ». Son programme paraît simple : « Image et puis écrire. » Et son voyage en train, répété, à la fois exaltant et décevant, devient une superbe métaphore de l’écriture, quand chaque détail ouvre sur des pourquoi, quand le rythme des phrases, ses ruptures, miment la traversée d’un réel toujours emporté, « qu’on voit fuir » : « Cette fois c’est le nom de l’usine que pas moyen de savoir ». Ce désir jamais entièrement comblé de représenter le monde, de le faire exister, de le comprendre, cet effort de saisie travaillé par l’impossible rappellent l’injonction de Beckett – « Dire dans l’écarquillé » – et le fantasme de photographe qui hante les écrivains : « C’est comme un message à même le sol qu’il faudrait déchiffrer et aujourd’hui encore, à ce voyage encore, on n’y a pas réussi. » Quelle réussite, pourtant, que ce texte ! Véritable poème, il est, quoique teinté d’humour, empreint d’une grande mélancolie. Est-ce parce qu’à Nancy, il y a quinze ans, François Bon allait rejoindre un atelier avec des SDF, ou parce qu’il empruntait pour gagner ces régions minières désolées le chemin de fer qui menait au front en 14-18 ? Est-ce parce qu’« un monde a écrasé l’autre » et que, avec le TGV, « on ne regardera même plus, peut-être, aux vitres du train » ? Ou simplement parce qu’on sait « le ciel à Bar-le-Duc pas moins indifférent qu’ailleurs à nos affaires ici-bas » ?