Le Matricule des anges, novembre-décembre 2014, entretien réalisé par Thierry Guichard
Ménardises chez Jean Moulin
Didier Daeninckx a enquêté sur la montée de l’extrême droite à Béziers lors des dernières municipales qui ont vu la victoire de Robert Ménard et du Front national. Mené d’abord en association avec le photographe de Libération, Sébastien Calvet, et publié en juin sur le site des éditions numériques L’Apprimerie.com, son texte est aujourd’hui repris par les éditions Verdier. Court roman, Retour à Béziers s’appuie sur une documentation précise et concentre dans un texte d’une grande densité les signes d’un désastre annoncé. Des signes qui se multiplient ailleurs aussi. Et que l’écrivain a le don de nous montrer.
Dans Retour à Béziers, le nom des lieux et commerces évoqués, ainsi que les noms des personnalités sont ceux de la réalité. Mais le « je » du roman est celui d’une narratrice de fiction. Pourquoi n’avez-vous pas endossé ce « je » ?
Quand je suis arrivé à Béziers début mars 2014 pour suivre la campagne des élections municipales, je ne savais absolument pas ce que j’allais trouver et j’ai laissé les histoires venir à moi. La ville s’offre assez facilement dans ses strates : la nature première qui l’environne, les vestiges romains, le cœur médiéval, les traces de l’industrie dans la zone ferroviaire à l’abandon, l’argent du commerce du vin mué en quartiers haussmanniens, les allées Paul-Riquet contingentées par le Plateau des Poètes d’une part le Théâtre municipal de l’autre. Et dans ma tête quelques repères : un maire mort au bagne, à Cayenne, pour avoir osé défier le tyran, les braves soldats du 17e mettant crosse en l’air, les premiers cris de Jean Moulin… J’ai effectué un repérage très précis, rue par rue, en prenant des centaines de photos, une activité qui interroge les passants et facilite les contacts. L’idée que la fiction devait être le lieu de contact entre le passé heureux de Béziers et un présent blessé s’est rapidement imposée à moi. Prendre le parti de la narration à la première personne aurait introduit une distorsion préjudiciable à ce choc de deux époques. Il l’aurait d’une certaine manière « intériorisé ». Le personnage de Houria est assez rapidement venu en me souvenant d’une conversation avec une amie. Je me suis mis à suivre cette femme chassée de Paris par une retraite trop maigre et qui revient vivre ses dernières années dans le Béziers qu’elle pense être encore celui de son enfance.
Houria étant une observatrice, ne vous interdisez-vous pas l’analyse ? Chercher à savoir pourquoi et comment Béziers en est arrivé à élire un bateleur soutenu par le FN ?
L’ambition de ce livre consistait en la captation, à chaud, d’un moment particulier : la prise de pouvoir annoncée d’un mouvement d’extrême droite sur une ville historique et j’ai la faiblesse de penser qu’un lecteur attentif perçoit certaines des raisons profondes qui ont conduit une majorité de Biterrois équipés d’un bulletin de vote à se servir des isoloirs comme d’un cabinet d’aisances. Houria, dans son parcours, est confrontée à la disparition des industries, certaines récupérées par les métropoles voisines, à la désertification commerciale du centre ville, à l’arrivée massive des populations en difficulté, à la prégnance du trafic de drogue, à la morgue des dealers, à l’existence d’un centre commercial excentré qui capte ce qui restait de l’animation, à l’indifférence des partis de gauche pour une part des exclus, aux discours teintés de racisme basique du candidat socialiste, à la mémoire oublieuse des habitants pour lesquels les noms inscrits sur les plaques des rues ne veulent plus rien dire.
Je suis persuadé que ce glissement vers les Identitaires mériterait un traitement plus ample, et je ne doute pas que les nombreux écrivains présents dans la région Languedoc-Roussillon auront à cœur de noircir des pages pour éclairer le présent, de Béziers à Perpignan.
Une partie de ce qui se joue à Béziers, comme dans nombre d’autres régions, tient au rejet des exclus. Exclus sociaux, exclus de l’Histoire, exclus de la différence.
Béziers porte en elle une partie de la fracture coloniale avec l’excroissance de la Devèze, cité de 20 000 habitants. S’y sont croisés et succédé les rapatriés chassés d’Algérie par une fin de guerre à outrance où, déjà, l’extrême droite pariait sur le pire, les harkis sacrifiés sur l’autel du réalisme, puis les immigrés du Maghreb indispensables au décollage économique du pays. Mon personnage principal porte en elle toutes ses nuances, né à Béziers en plein cœur de la guerre d’Algérie, voyant la Devèze se construire sur la plaine, son père pourchassé pour son activité indépendantiste, bientôt obligé de fuir la ville. Le coup de grâce, pour elle, prend la forme d’une conversation avec une femme qui tente, près de la statue de Jean Moulin, de faire vivre la mémoire d’un jardinier poussé au désespoir par le racisme ordinaire. Aujourd’hui Ménard et les siens, rejoints par l’ancien candidat de droite, rendent hommage aux tueurs de l’OAS comme Dovecar et Piegts assassins du commissaire d’Alger Roger Gavoury en mai 1961.