Le Matricule des anges, novembre-décembre 2014, par Valérie Nigdélian-Fabre

Chère Russie

Sur fond de débâcle sociale et politique post-perestroïka, une ode aux êtres et aux lieux, par Maxime Ossipov.

« La réalité n’est pas très belle : des hommes profondément idiots, des alcooliques, des femmes battues, des enfants enterrés jeunes, victimes de morts violentes. » Moins nostalgique que Boulgakov, mais aussi tendre que Tchekhov – deux autres médecins comme lui –, Maxime Ossipov dressait en 2011 ce portrait peu amène de la Russie contemporaine. Et il sait de quoi il parle, lui qui officie comme cardiologue dans un petit hôpital de la province russe, à une centaine de kilomètres de Moscou à Taroussa, là même où son arrière-grand-père, médecin lui aussi, exerça après son retour du goulag. La réalité n’est pas très belle, elle est même « effrayante », parfois désespérante, souvent brutale : pauvreté et violence sociale, injustice et corruption, effondrement des cadres collectifs et fatalisme résigné de ces « pauvres diables » qui survivent, vaille que vaille, dans un monde où « tout tombe en ruine » – système hospitalier compris.

C’est pourtant là que tous atterrissent un jour, souvent bien plus tôt et plus définitivement que ne l’aurait laissé espérer une vie au long cours : les plus chanceux n’y sont que de passage, les autres n’en repartent pas, victimes de soignants négligents ou d’équipements vétustes. Mais parce qu’Ossipov est aussi écrivain, ces Histoires d’un médecin russe (son deuxième opus après Ma province) sont bien plus qu’un constat de la déshérence du système sanitaire ou de l’ensemble même de la société russe. Sans emphase et comme sans prétention, les sept récits qui composent le recueil – auxquels s’ajoute une lumineuse préface – visitent les tréfonds de l’âme humaine et disent, sans peur de l’anecdote, la fraternité bienveillante, la solidarité et l’empathie. Mais ils le disent comme en passant, sans s’y attarder, comme ils vont aussi de personnage en personnage (ils sont médecins, ouvriers, miliciens, prêtres, joueurs d’échecs, étudiants…), de rencontre en rencontre, de récit de vie en récit de vie, les emboîtant comme naturellement le long des déambulations narratives. On avance alors dans le texte au fil des tracasseries, des grands et petits accidents de l’existence, des déboires, des espoirs, des illusions perdues – amours, deuils, rêves. On avance, parfois éclairé par des éclats fragiles de bonheur, d’autant plus justes et indiscutables qu’ils demeurent inexpliqués. Ni tension ni nœud : on chercherait en vain un climax, une soudaine intensité dramatique. Nul apogée ne vient ici désigner au lecteur le cœur du récit : car de cœur, il n’y en a pas. Mais un battement sourd et régulier qui palpite partout sous la surface : derrière la simplicité formelle, dépourvue de toute affectation littéraire, court une immense déclaration d’amour au pays, à cette « maison chaude, un peu crasseuse, familière » qu’est la « province », et à ses drôles d’oiseaux – « célestes, domestiques, sauvages, de toute plume » – une invite à aimer (…) les gens et le lieu ». Et une invite urgente : quand tous les repères s’effondrent, la tentation est grande – et naturelle – d’une échappée vers l’ailleurs – pour y trouver de meilleures conditions de soin ou tout simplement faire quelque chose de sa vie. Dans notre monde binaire, le pendant de cette Russie sombre et en voie de dislocation, ce sont bien sûr les Etats-Unis, si rationnels, si efficaces et si séduisants que « toute personne normalement constituée » ne peut que rêver d’y vivre.

Avec une ironie douce-amère, ces petites Histoires… interrogent en creux la question de l’appartenance et de la déculturation, de l’ancrage et de l’exil, de la filiation et de la mémoire. Il y a ceux qui partent, au nom du « progrès », et ceux qui restent – mais savent-ils vraiment pourquoi ? De la bouche du père d’un candidat à l’exil, cette phrase : « La patrie, ça sert sûrement à quelque chose. » En guise de réponse, ceci « Oui, sûrement. Mais à quoi ? »