La Nouvelle Quinzaine littéraire, 29 novembre 2014, par Sophie Ehrsam

Traduire, c’est écrire

Les éditions Verdier, dont l’intérêt pour les questions de traduction n’est plus à démontrer, rassemblent dans cet ouvrage des textes de Bernard Simeone, grand traducteur de l’italien : articles, entretien, conférence. Artisan de la langue mais aussi connaisseur des écrits théoriques sur la traduction dont il constate la multiplication, il livre sur l’écriture, la lecture et la traduction (leur corollaire) des réflexions subtiles.

Traduire, c’est écrire. Le traducteur, véritable écrivain, travaille sur la langue, une langue différente de l’original, passée à « l’épreuve de l’étranger » (expression empruntée à Antoine Berman, qui revient plusieurs fois au fil des textes), qui s’adapte sans se dénaturer et adapte le texte sans le dénaturer. Équilibre délicat, y compris quand l’opération se fait entre deux langues proches, comme l’italien et le français. Bemard Simeone, lecteur d’Henri Meschonnic comme d’Yves Bonnefoy, est habile à exposer et dépasser des conceptions différentes de la traduction, par exemple l’opposition traditionnelle entre littéralité et littérarité. Ce mode de raisonnement, aux allures philosophiques, n’est peut-être pas surprenant de la part d’un traducteur aussi chevronné, d’abord parce que la traduction exige de la rigueur et une méfiance vis-à-vis des partis pris, ensuite parce qu’il reproduit à sa manière le processus de traduction, où se conjuguent lecture, analyse et écriture. Il n’est pas anodin que la réflexion, dans ces pages, concerne également la traduction à plusieurs, pratiquée par Bernard Simeone : le dialogue et la dialectique semblent lui convenir, dans le travail comme dans l’écriture et la pensée.

Sous sa plume, écriture et traduction apparaissent comme des formes de résistance, notamment contre l’omniprésence de la communication – au sens médiatique du terme. Simeone constate l’érosion de la frontière entre l’écriture littéraire et les autres modes de communication : il appelle à « recentrer sur les mots et sur la langue un rapport du public à la littérature qui, de plus en plus fréquemment, ressemble à la lecture de scénarios potentiels pour films à venir » et analyse la dissolution de la distinction entre écriture littéraire et écriture journalistique, revendiquée par certains écrivains transalpins en particulier. Les contours de la littérature se brouillent, la traduction en vient presque à constituer, aux yeux de certains éditeurs du moins, la forme la plus valable de l’écriture – étiquetée comme « reconnue d’utilité publique ».

La traduction est inséparable du temps, « dimension aujourd’hui menacée », non seulement parce qu’il faut, à rebours de l’immédiateté, du temps pour écrire (qu’il s’agisse d’une traduction ou d’autre chose), mais aussi parce qu’une traduction suppose pour ainsi dire une double conscience temporelle, chaque texte (l’original comme le traduit) étant le fruit d’une époque et d’une histoire. C’est si vrai qu’une traduction peut faire date, en appeler d’autres ; la fixation du texte original qu’elle opère n’est jamais qu’un point sur l’asymptote. Pour Bernard Simeone, il s’agit toujours quand on écrit de tendre vers l’indicible inconnaissable.

Sur la question du rapport au temps, le court article « Il y a une voix », publié dans la revue Verso en 1998, à la fois daté et atemporel, est une illustration intéressante, même si ce n’est pas une traduction. À quelques détails près, le texte pourrait s’écrire aujourd’hui : « armes non conventionnelles », « supposés intégristes », « le devoir de mémoire qui donne droit à l’oubli ». Vertige du zapping : « Il y a l’obscène répétition du pire, du “plus jamaisˮ, annoncé, qui s’est déjà produit. Cassandre toujours en retard d’un fax ou d’une page sur le Net. »

La similitude avec des questions actuelles ne fait pas de Simeone une Cassandre, et pourtant les références au World Trade Center et à Saddam Hussein lui donnent des accents presque prophétiques ; cette dimension atemporelle et le style anaphorique, faussement simple, ironiquement cousu de slogans, l’inscrivent résolument du côté de l’écriture et non de la communication.

Ce texte est sans doute le plus visiblement « écrit » du livre, mais d’un bout à l’autre la réflexion est menée dans une langue aussi somptueuse que rigoureuse. Est-ce l’influence de son travail de traducteur ? De poète ? Les deux ? Les questions soulevées par la traduction poétique sont abordées, toujours sur le mode dialectique. Bernard Simeone a « toujours déjà » été poète ; la traduction a été pour lui, dit-il, un catalyseur. Sans chercher en vain à démêler l’inné de l’acquis, il indique avec lucidité quelles leçons la lecture et la traduction (lecture par excellence) lui ont apportées : « poésie dialoguée […], polyphonique, attentive aux métamorphoses », scepticisme (approche asymptotique qu’il appelle aussi « devoir d’incertitude »), rigueur (qui ne veut pas dire absence d’humour ou de légèreté) et exigence formelle. Des idées que l’on retrouve dans son expression récurrente de « dignité de la langue », indice de la conception organique qu’il a du texte, notamment dans l’acte de traduire : c’est un magma traversant des strates, un astre polarisant, un métal à forger. Des comparaisons sont possibles avec l’interprétation musicale ou théâtrale, qui passe elle aussi par une forme d’incarnation. La traduction est une question de rapport au monde, à l’autre, une forme d’attention et de transmission. Elle est proche de la poésie, qui procède du même élan tout en acceptant de ne pas tout pouvoir dire ou comprendre. « Tout livre témoigne de la lecture d’une parcelle du monde : donc un coin du monde, à un certain instant, fut partiellement lisible. » Encore une phrase qui démontre l’alliance réussie de la clarté du propos et des subtilités de la langue.