Les Lettres françaises, 3 octobre 2009, par José Moure
Pour un spectateur critique
« Exercer, face aux images et aux sons, un sens critique fut de tout temps une étrange lubie. Un flirt impossible », écrivait Serge Daney. Ce flirt impossible, nourri à la fois d’une croyance citoyenne en la capacité du cinéma à dire le monde et d’une défiance sans condition à l’égard de cet art, devenu industrie du spectacle dans le marché mondial des images, Jean-Louis Comolli le poursuit, avec fidélité, engagement et passion, depuis de nombreuses années : comme critique (de 1962 à 1978 aux Cahiers du cinéma, dont il fut le rédacteur en chef entre 1966 et 1971) ; comme cinéaste de fiction (avec notamment ces deux très beaux films que sont la Cécilia, en 1976, l’Ombre rouge, en 1981), puis de documentaires (il en a réalisé à ce jour plus d’une trentaine dont la remarquable série sur la vie politique marseillaise) ; et enfin comme essayiste (il a publié en 2004 Voir et pouvoir, magnifique recueil de textes écrits entre 1988 et 2003).
Avec son dernier et indispensable essai, Cinéma contre spectacle, dont le très beau titre est à lui seul un programme esthétique et politique, il pousse le flirt encore plus loin, comme si face à ce qu’il appelle « la sainte-alliance du spectacle et de la marchandise », il était impérieux de prendre la plume et de mener un combat frontal et vital pour la construction d’un spectateur critique : un spectateur insatisfait qui, comme le cinéma, se construit et se reconstruit contre le spectacle, dans les marges du tout-visible, dans le « hors-champ de toute image », là où quelque chose se joue, qui est de l’ordre du retour du réel : « Quelque bout de monde, réalité d’une relation, singulier d’une subjectivité ; quelque obscurité, rugosité, raucité du monde… »
Lucide, intelligent et nécessaire, le livre de Jean-Louis Comolli se compose de deux parties, deux essais de « rééducation du regard et de l’écoute », qui fonctionnent en miroir, deux volets d’un diptyque que trente-sept années séparent, mais que réunissent une même approche politique de l’expérience cinématographique et une même certitude que le cinéma ne peut et ne doit être qu’une conscience critique du monde en marche. Le premier volet, contemporain, « Cinéma contre spectacle », développe, autour de cinq questions (Ouvrir la fenêtre ? Inventer le cinéma ? Filmer le désastre ? Couper la figure ? Changer le spectateur ?), une réflexion lumineuse sur le destin des images de cinéma à l’âge médiatique du capitalisme. Quant au deuxième volet du diptyque, il reprend six articles parus entre le printemps 1971 et l’automne 1972 dans les Cahiers du cinéma, sous le titre « Technique et idéologie » : six articles majeurs, d’une actualité confondante, autour de l’appareil de base de la machine cinéma et de ses déterminations idéologiques, qui ont fait date dans l’histoire de la théorie du septième art, comme fera date, à n’en pas douter, l’essai Cinéma contre spectacle… Car il est à craindre, hélas !, qu’au train d’enfer où va le monde et se multiplient les images marchandes, on ait encore longtemps besoin de textes ou de films comme ceux de Jean-Louis Comolli pour frayer un passage à la pensée et aider le spectateur à rester ou à devenir un citoyen vigilant.