Libération, 18 décembre 2014, par Claire Devarrieux

L’ouïe dort

Ilias est crétois, sourd, muet et mécanicien, par Michel Jullien.

Dans son appréhension du monde, le héros d’Yparkho, un Crétois nommé Ilias, ne dispose pas de la palette sensorielle complète. L’odorat a de l’importance pour lui, citons « l’éculée senteur des graisses », puisqu’il est mécanicien, et « les fragrances saisonnières des premiers lys blancs ». Le goût compte aussi, certainement. Surtout la vue et le toucher sont primordiaux. Ilias est sourd et muet, comme sa mère Maria avec qui il vit. Il pêche, nettoie et cuit le poisson, elle met la table, partage des tâches, repas en commun vécus à des rythmes différents. Ilias donne les arêtes aux chats. « Maria n’a pas fini de dépiauter, de mâchouiller longuement, par inertie sénile, atermoiement de peu d’appétit. »

Moteur

À part le coup de peinture pour la bande tricolore qui enjolive l’embarcation d’Ilias, rien ne reste blanc longtemps. L’ocre est ogre. La maison est accrochée dans un virage, sur « la route de cendre rousse qui mène au bourg », à deux kilomètres. De lourds camions, des autocars, des bétaillères, parviennent à se traîner jusqu’à Ilias, qui ausculte, démonte. Il peut sentir un moteur ronronner à défaut de l’entendre. De même qu’il parvient à établir des catégories entre les différentes agonies animales : « Il y a quelque chose avec les poissons, Ilias sait qu’un mulot, un rat, un chat ou le moindre des oiselets s’absout et se défend encore par le son, piaule une ultime phonie inaudible à ses tympans alors que les autres, ceux de l’eau, articulant leur cri à pleine voix sont sourds avec lui, muets de mourir. »

Michel Jullien a recours à une langue obstinément précise pour conter l’odyssée quotidienne d’Ilias avec ce chaînon manquant de l’ouïe. Il nous fait ressentir les caprices d’une tong en liège plongée dans la mer, le raccordement réussi d’un pignon d’entraînement et d’une petite roue crénelée. Il lui faut aller au bout des comparaisons, épuiser les descriptions de manière à rendre justice aux ressources du sourd. Une allusion le satisfait rarement. La phrase se déploie jusqu’à englober le personnage, sa sensation, et notre regard de voyeur sur la scène. C’est comme si le don de la vue était essentiel pour l’auteur comme pour Ilias. Sans la vue, pas d’écriture ni de lecture, et pas de réparations. Ilias a les yeux qui pleurent, il les noie à l’aide de collyres, « des prises à l’excès venues grossir les perles au rebord du larmier ».

Miracle

Quand il n’a pas les mains dans le cambouis, il saute sur sa barque et s’en va pêcher. C’est au cours d’une de ses expéditions le long des falaises qu’il découvre une anfractuosité dans les rochers, un escalier naturel qui comporte une plateforme où s’installer pour admirer le panorama à son aise. Sur la hauteur débouche une sorte de cheminée. Ilias se penche, et il advient alors un miracle : ses tympans s’ouvrent à la pression des courants d’air. « Quelque chose venait de hurler qu’il reconnut pour un bruit, le premier, entré dedans sa tête. Un bruit neuf, distinct, pas de ces borborygmes claustrés tout le jour dans son immense caisse de résonance intérieure. » S’il arrive à Ilias d’entendre, comment n’aurait-il pas envie que sa mère connaisse la même expérience ?

Yparkho, récit de cette sublime tentative, tient son titre d’une chanson qui passe et repasse sur le tourne disque, « appareil inutile dont Ilias ne se serait séparé pour rien au monde tant il représentait pour lui l’écrin de sa surdité ».