Le Matricule des anges, février 2015, par Éric Dussert
Les infidèles ont une histoire
Parution du deuxième tome de l’Histoire des traductions en langue française, dont l’originalité est de couvrir tous les domaines de la vie de l’esprit.
L’Histoire des traductions en langue française (HTLF) est un projet de très grande envergure initié en 2004 sous la direction d’Yves Chevrel, professeur émérite de littérature comparée, et de Jean-Yves Masson, traducteur tout aussi renommé. Novatrice, l’entreprise inaugurait une recherche transdisciplinaire unique en son genre qui a envisagé avec l’aide de cent quatre-vingts chercheurs la parution de quatre volumes couvrant depuis le Moyen Age l’épopée des traducteurs et de leurs traductions. Le premier fruit de ces efforts concertés parut en octobre 2012, consacré au XIXe siècle. Le deuxième volume, codirigé par Y. Chevrel et Yen-Mai Tran-Gervat, jeune professeur de la Sorbonne, aborde XVIIe et XVIIIe siècles, de 1610 à 1815. N’excluant aucun champ de la traduction (livres d’histoire, pour enfants, etc.), il élargit à nouveau le panorama des « belles infidèles », plus éloquentes encore qu’on l’imaginait.
Viendront en 2015 les XVe et XVIe siècles, avec une partie concernant le Moyen Âge, puis, l’année suivante, le XXe siècle qui promet d’être profus lui aussi. Pour l’heure, explications.
Yves Chevrel, l’Histoire des traductions en langue française vient combler un pan de notre histoire intellectuelle. Comment décririez-vous l’importance de ce projet en matière d’épistémologie, d’histoire du livre, des idées, de la littérature ?
Le projet prend place dans un mouvement récent (une trentaine d’années) d’intérêt pour les traductions et les traducteurs, ceux-ci étant restés ignorés ou devenus invisibles en raison du peu de considération accordé à celles-là, d’emblée suspectes parce qu’elles ne seraient que des produits toujours plus ou moins falsifiés. L’originalité du projet, sans doute sa nouveauté majeure, est que nous avons voulu n’exclure a priori aucune spécialité : les traductions d’ouvrages scientifiques, historiques, religieux, juridiques, littéraires, etc. font partie intégrante de l’enquête ; il s’agit de reconstruire une histoire intellectuelle produite dans une langue, le français, qui a servi, et pas seulement en France, à transmettre idées et valeurs dans tous les domaines de la vie de l’esprit. Nous avons considéré les traductions d’abord comme des ouvrages concrets, qui ont circulé sous des formes diverses (volumes, revues), avec, souvent, des interventions des traducteurs ou des éditeurs, parfois aussi sans mention explicite du fait qu’il s’agit d’une traduction. Il a paru alors indispensable de remonter aux projets des traducteurs, explicites ou non, et de les comprendre, plutôt que d’adopter d’emblée une attitude critique, trop souvent péremptoire. Parmi les investigations menées, il faut signaler tout ce qui touche à la présentation matérielle des traductions elles-mêmes. Parmi les résultats : le grand intérêt des discussions menées, très tôt, sur la pratique et la théorie de la traduction, la grande conscience des traducteurs scientifiques (qui agissent souvent en collaborateurs), ou encore le rôle joué par des Belges ou des Suisses, plus innovateurs en traduction poétique que ne le sont les Français eux-mêmes.
Yen-Maï Tran-Gervat, vous avez codirigé le volume XVIIe-XVIIIe siècles. Qu’ont ces deux siècles de spécifique en ce qui concerne l’introduction de textes et pensées étrangères en France, pays dont la langue est alors prédominante ?
L’une des caractéristiques importantes de la période en matière de traduction, par rapport aux siècles précédents, concerne précisément le statut de la langue française et la diversité accrue des langues traduites au XVIIe siècle, la langue française se règle selon les usages de la Cour et devient l’un des fleurons du goût français, qui se répand dans toute l’Europe sous le règne de Louis XIV. Parallèlement, la curiosité intellectuelle s’élargit tout au long de la période à la diffusion en français du patrimoine européen de l’Antiquité et de la Renaissance s’ajoute l’introduction des pensées et cultures, anciennes ou contemporaines, du monde à un paysage traductif dominé par le latin et le grec succède une ouverture massive aux langues vernaculaires européennes (l’italien et l’espagnol dans un premier temps, puis le XVIIIe siècle est marquée par une vague d’« anglomanie », et la fin de la période voit l’arrivée importante de textes traduits de l’allemand), mais aussi aux langues orientales (arabe, persan, chinois…). Ce contact élargi avec l’étranger s’établit cependant avec la langue française en position centrale, alors que la période suivante tendra à envisager une relation de traduction plus « décentrée ».
Les publications en français de Shakespeare et de Cervantès sont des moments extrêmement importants…
Bien sûr ! Il est vrai que les littéraires que nous sommes sont particulièrement attachés à ce que le volume XIXe siècle appelle le « panthéon littéraire ». Dans le présent volume, nous n’avons pas choisi de consacrer un chapitre spécifique à ces auteurs majeurs traduits à l’époque pour la première fois, mais les traductions de leurs œuvres sont traitées en détail dans les chapitres par genre correspondants : théâtre ou poésie pour Shakespeare, prose narrative pour Cervantès.
Notons que ces deux auteurs strictement contemporains (morts tous deux en 1616) ont été traduits en français à des moments très différents : le Don Quichotte et les Nouvelles exemplaires de Cervantès sont traduits dans les années qui suivent leur parution en Espagne (entre 1614 et 1618, pour des originaux parus entre 1605 et 1615), alors que Shakespeare n’est traduit que plus d’un siècle plus tard, d’abord à travers des morceaux choisis (dont le fameux soliloque de Hamlet, « To be or not to be », qui donne lieu d’ans le volume à un tableau comparatif des différentes traductions au cours de la période). Sa découverte progressive se fait sous l’impulsion de voyageurs qui l’ont découvert en Angleterre, comme Voltaire, puis par un recueil sélectif de pièces traduites par La Place, Le Théâtre anglais (1746-1749) : il faut attendre la fin des années 1770 pour voir paraître une traduction intégrale (en prose) du théâtre de Shakespeare, par Letourneur, injustement décrié alors par Voltaire, et plus tard par Victor Hugo.
Et qu’en est-il de cette « querelle d’Homère » qui suscite tant de débats, après la publication de l’Iliade traduite par Madame Dacier (1711) et celle de L’Iliade en vers français de La Motte (1714) ?
Le volume n’apporte pas de nouvelles informations sur la querelle des Anciens et des Modernes et sur cette « seconde querelle » qu’est la « querelle d’Homère » : on montre en quoi les déclarations de La Motte, les réactions de Madame Dacier, les interventions des partisans de l’un et de l’autre dans les années qui suivent sont révélatrices des manières parfois très différentes de concevoir la traduction elle-même et le rôle du traducteur en ce début de XVIIIe siècle. Le traducteur est-il modestement au service de son auteur, assumant la responsabilité de le présenter au public français avec tout ce qui peut éventuellement choquer ou rebuter ce dernier, ou est-il un créateur à part entière, qui emprunte aux génies qui l’ont précédé, notamment par la traduction ou l’imitation, pour apporter sa pierre à la grandeur de la poésie française ?
Un chapitre passionnant offre plusieurs portraits de grands traducteurs du temps. Quelle est alors leur place dans le monde du livre ?
Comme l’a rappelé Yves Chevrel, l’un des objectifs du projet HTLF était, dès le début, de mettre en lumière le rôle souvent méconnu des traducteurs dans l’histoire culturelle francophone. Le chapitre « Traducteurs », mais aussi l’index y contribuent. Ils montrent combien est variable leur place dans la société, qui va de la situation la plus obscure (qui a parfois empêché qu’on trouve même les dates de naissance et mort d’un traducteur) à la plus brillante : pour s’en tenir aux traductions de l’anglais au XVIIIe siècle, on croisera les noms bien connus de Voltaire, Diderot, Prevost, installés à la fois dans la mémoire collective, et dans la librairie de l’époque, mais le tableau serait extrêmement lacunaire sans Desfontaines, La Place, Letourneur, Coste, qui ne sont certes pas de ces obscurs dont je parlais, mais dont on ignore souvent que le rôle a été tout aussi important que celui des « grands auteurs » dans ce que vous appelez « le monde du livre », du fait de leur activité de traduction.
Pourquoi avoir caractérisé la période comme « l’âge du génie », plutôt que comme « l’époque des belles infidèles » ?
Nous n’étions guère satisfaits de la simplification, voire de la perspective péjorative que suppose souvent l’appellation « belles infidèles ». Le chapitre V, qui traite notamment des mots, expressions et métaphores de la traduction à l’époque l’explique. À la faveur d’un colloque qui s’est tenu en même temps que nous commencions à rédiger ces 1376 pages, nous avons testé la validité de la notion de « génie », dans son acception collective de « génie national et génie des langues », pour permettre de comprendre ce qui sous-tend la pensée et la pratique de la traduction au cours des deux siècles. Il s’agit toujours de donner des éléments pour connaître et comprendre les traductions, sans gommer les nuances ou porter des jugements de valeur.
Yves Chevrel, quelles nouvelles perspectives va désormais ouvrir cette Histoire de la traduction ? Et à quelle date prévoyez-vous son achèvement ?
À une époque où les recherches sont souvent présentées sous forme de dictionnaires ou de notices de style Wikipédia, nous avons choisi une approche historique qui ne soit pas une accumulation de faits ou même d’idées, mais un effort de présentation synthétique. Cela ne va pas sans difficultés, étant donné d’abord la quantité de matériaux à identifier et à exploiter pour mettre en évidence les plus significatifs. Une fois le dernier volume paru, le XXe siècle en 2016 – l’abondance des documents explique qu’il ait été prévu en dernier ! – la série donnera, sur près de 7 000 pages, une histoire globale des échanges culturels réalisés ou favorisés par les traductions en français : sur ce terrain ainsi en partie déblayé, des recherches plus précises pourront être entreprises, et des confrontations avec les résultats de travaux en cours sur l’histoire des traductions en d’autres langues permettront de mieux comprendre les transferts culturels.