Le Monde, vendredi 27 février 2015, par Éric Chevillard
Souvenirs à venir
Nous avons un problème et c’est un problème tenace, un problème insoluble : nous habitons à la fois le temps et l’espace. Nous évoluons dans ces deux dimensions et chacune voudrait absorber tout notre être, le confisquer absolument. Cette tension est source d’angoisse. Nous craignons pour notre intégrité. Le corps se déchire, l’esprit se disloque. L’heure verglacée nous chasse du lieu où nous sommes et, si nous nous y accrochons malgré tout, le temps alors tourne en routine et nous croupissons avec lui. Il y a bien la seconde où nous mourons et la fosse étroite qui nous accueille, mais le temps et l’espace s’y abolissent aussi.
Puis ce n’est pas à cette plénitude que nous aspirons, où s’accorderaient « le lieu et le moment ». Cette grâce nous est donnée parfois au cours de notre vie et la littérature – voilà où est sa gloire – nous permet de la retenir. Le Lieu et le moment, c’est le titre du livre de Laurent Jenny, écrivain et professeur à l’université de Genève, qui a choisi de recueillir en quinze chapitres constitués de courts fragments le souvenir de ces expériences sensibles, infiniment précieuses, où il est « entré dans le temps du lieu ».
Fragments, inévitablement, puisque cette vie idéale est constituée d’éclats et qu’il en va d’elle comme des « rêves faits d’images sans suite, toujours vraies une à une, mais hâtivement raboutées en récits au réveil, dont, à les raconter en un exercice de fausse logique, on sent craquer les mauvaises coutures ». Une autobiographie liée, ramassée en bloc, eût été ce mensonge, ce tissu d’alibis suspects. Laurent Jenny a fait l’économie d’une table de montage, il laisse aussi au magasin des accessoires les ombres et les brumes du fondu enchaîné. Il projette son biopic à travers un tamis qui n’en délivre que les images nettes, de parfaits tableaux, des scènes coupées du continuum qui ont leur propre dramaturgie et s’imposent « avec une redoutable et tacite évidence ».
Il y a des souvenirs d’enfance, bien sûr, mais Laurent Jenny ne nous les présente pas comme un collectionneur ses plus belles pièces, avec un petit sourire vicieux et satisfait. Il brise les vitres de calcite de la mémoire pour en retrouver les images telles qu’elles se sont formées dans l’esprit de l’enfant quand il en était dupe, « images si fortes qu’elles nous absentent : nos souvenirs sans nous, le temps où nous n’étions “personne” ». Inversement, il décrit aussi ces sensations puissantes qui s’impriment dès la première fois pour toujours – le parfum d’une pinède entre dans le corps comme un fer rouge – et sont d’emblée des souvenirs, quoique « sans contenu » encore. Petites madeleines à retardement.
L’écriture de Laurent Jenny sait être à la fois précise et inattendue ; l’auteur pose ses couleurs sans noyer les formes et peut faire tenir toute la tension d’une famille conflictuelle dans la description des parents et des enfants s’efforçant d’arrimer des valises sur le toit de la voiture, chacun tirant de son côté sur le tendeur pour fixer le crochet de fer à la galerie : ou bien on va s’éborgner les uns les autres, ou bien on partira joyeusement en vacances. Parmi ces évocations se distingue la figure du grand-père, vieillard lugubre dont l’existence s’est construite « dans la répétition absolue du même ». Rien ne change jamais dans son antre antédiluvien, et Laurent Jenny, qui manque d’y suffoquer, finit pourtant par se demander si cette constance morbide confinant déjà à la rigidité cadavérique ne lui aura pas permis, paradoxalement, de vivre quant à lui « tous les périls d’une vie agitée dans le temps mouvementé tout en gardant secrètement un pied […] dans cette poche d’éternité ».
Car le jeune homme s’est bientôt arraché à la boue originelle pour voyager, favorisé en cela par sa profession, les colloques universitaires étant souvent organisés, semble-t-il, par un tour-opérateur avisé. Et tant pis si, quelquefois, à l’heure des repas, « en guise d’inconscient hommage allégorique ou d’emblème gastronomique de leur activité intellectuelle du matin, une tranche de langue froide, flanquée de fromage de tête sous film plastique, est servie à tous les orateurs ». Pas de grands travellings là non plus sur les pays visités ni de considérations générales, Laurent Jenny se penche plus volontiers sur les détails. Le détail est un instant de vérité. Le lecteur pense souvent à Un barbare en Asie (1933), de Michaux, lorsqu’il est question de l’Inde et de ses temples qui servent de demeures aux prêtres, encombrés de vaisselle et de matelas : « Temples aux dieux terribles, sanglants et colorés, mais étonnamment peu regardants sur l’usage de leurs lieux de culte. »
Nous suivons aussi l’auteur à New York, à Shanghaï ou au Japon. Parfois, il redoute d’épuiser sa mémoire comme un filon, de rester sec et vide, mais il se ravise, car « c’est l’inverse qui se produit : une sorte d’enrichissement verbal d’une matière mentale sinon infinie au moins peu nombrable ». Le souvenir n’advient que dans la phrase qui seule sait remonter le temps et traverser l’espace pour retrouver « le lieu et le moment ». Ainsi rien n’est jamais perdu, ni les plaisirs, ni les jours, ni le chemin, et c’est pourquoi nous adorons la littérature.