L’Humanité, 12 mars 2015, par Alain Nicolas
L’étrange assassinat d’Haïm Arlozorov
Un leader sioniste est abattu un soir de juin 1933. Dissensions entre factions juives ou attentat palestinien ? Affaire privée ? Entre histoire et polar, un roman virtuose de Léonid Guirchovitch.
Qui a tué Haïm Arlozorov ? « Des juifs », selon Sima, sa femme, seul témoin du crime. « Non, des Arabes » dira Arlozorov avant de succomber à l’hôpital. Étrange contradiction entre les principaux « intéressés ». C’est que l’assassinat du chef du service politique de l’Agence juive est un cas des plus sensibles, que ce soit pour les Britanniques qui administrent la Palestine, les partis sionistes qui se battent pour créer un État (et les uns contre les autres), les puissances européennes qui ont toutes une carte à jouer dans la région, sans parler des Palestiniens eux-mêmes. Nous sommes le 16 juin 1933, et on va donc arrêter très vite des coupables, Stavski, Rozenblatt et Ahimeïr, des extrémistes liés au Betar, une organisation de combat proche du parti révisionniste de droite. Les charges vite (trop vite ?) établies, Abdoul Madjid, un Arabe déjà condamné pour un autre meurtre, s’accuse de l’assassinat d’Arlozorov. Malgré les dénégations de Sima, qui décrit un tueur très différent et parlant l’hébreu sans accent, il maintient sa version des faits pendant dix-huit jours et vingt-quatre interrogatoires, jusqu’à ce qu’il reconnaisse avoir reçu 1500 livres pour endosser le crime. Comment s’y retrouver ? L’expression : « Qui a tué Arlozorov ? » est en Israël presque synonyme de « mystère et boule de gomme ». Léonid Guirchovitch bâtit sur cette énigme un roman qui mêle en permanence la relecture de l’enquête et de l’abondante littérature qu’elle a suscitée, aussi témoignage de la vie en Israël au moment où le narrateur, venu de l’URSS, y fait ses premiers pas pendant la guerre du Kippour, quarante ans après le meurtre. Il s’agit d’abord, pour lui, de passer des codes de la vie des juifs soviétiques à ceux de la mosaïque, qui forme l’État dont il rêvait. Comme un écho lointain des débats qui agitaient les immigrants sous mandat britannique, en particulier la rivalité inexpiable entre les travaillistes de Ben Gourion et les révisionnistes avec leur bras armé du Betar « qui défilaient dans les rues de Tel Aviv en chemises brunes sous une grêle de pierres ». Les relations avec l’Allemagne, où Hitler vient d’être nommé chancelier, avec l’Italie, où le Betar envoie se former des officiers de marine, compliquent les choses, d’autant que le régime nazi entend rançonner la communauté juive internationale pour laisser partir ceux qui vivent sur son sol. Mais cet imbroglio n’est rien à côté de ce que va révéler la découverte du journal d’une certaine Magda, qui vécut avec Haïm une passion de jeunesse. Son destin, authentique, pourrait bien être la clef de l’affaire. Guirchovitch, comme dans Schubert à Kiev ou Apologie de la fuite, fait de ce roman virtuose un subtil va-et-vient entre l’histoire et ce qu’elle nous laisse à imaginer, en laissant sans cesse jouer les idées et représentations, et dessinant en creux le portrait d’une génération pour qui la véritable énigme est sa propre identité.