Libération, 12 mars 2015, par Frédérique Roussel
Si l’essai du Russe Andreï Baldine, qui travaille sur l’espace considéré comme phénomène mental et lié au processus de création, n’a rien à voir avec le document de don émotionnel de Victor Lebrun, il propose une lecture géographique qui trouve un écho dans le parcours du « secrétaire » bilingue, à moitié russe pendant cinquante ans, et intellectuel, a moitié français pendant près de cinquante ans et paysan militant.
Baldine considère la Russie comme le pays du mot, un continent de papier, « un pays-page » à deux dimensions dont il faut suivre la trace sur la carte. Ainsi l’épisode de « l’épouvante d’Arzamas » en septembre 1869 intervient à l’exact milieu de la vie de Tolstoï, au moment de franchir le grand fleuve Don, séparant la « vieille Russie » de la Mordovie. Quarante et un ans plus tard, Tolstoï fuit Iasnaïa Poliana pour mourir à Astapovo. « La fuite de Tolstor, dans son tracé, rappelle le balancement d’un pendule. Au début, Tolstoï le tient « en suspens », il descend sur la carte, de Iasnaïa Poliana vers le sud, jusqu’à la petite gare de Chtchekino, il monte dans le train en direction du sud, puis arrive sur l’axe principal (celui des latitudes), il accomplit deux grands mouvements de balancier : vers l’ouest, puis vers l’est. » Comme si le pendule semblait se cogner à des parois invisibles pour l’homme poussé par l’intuition et la peur de la mort. C’est à la limite du Don, souligne Andreï Baldine, qui marquait le commencement de la langue pour les Russes, que Tolstoï meurt, « déterminant ainsi – concrètement, géographiquement – la fin de la langue, l’achèvement de son époque classique ». Astapovo, ou le souffle du colosse s’est éteint est une sorte de limite sémantique. C’est ici la grande histoire.