Revue Mabillon, décembre 2014, par Emmanuel Bain
Dans ce bref ouvrage, Giacomo Todeschini livre le fruit condensé d’une réflexion entamée voici une trentaine d’années sur les relations des franciscains à l’économie. À partir d’une recherche sur le Traité des contrats du franciscain languedocien Pierre de Jean Olivi, dont il a fourni une première édition 1 (Un trattato di economia politica francescana : il De emptionibus et venditionibus, de usuris, de restitutionibus di Pietro di Giovanni Olivi, Rome, 1980), il s’est efforcé de comprendre ce qui pouvait apparaître comme un paradoxe : qu’un franciscain connu pour son engagement en faveur d’un exercice rigoureux de la pauvreté ait pu écrire un traité si bien au fait des pratiques des marchands de son temps, et si prompt à leur offrir une grande latitude d’action qu’il passe légitimement pour le premier traité d’économie politique du Moyen Âge. Devant ce défi, l’auteur s’est lancé à la fois dans une enquête historiographique sur les différentes façons de concevoir les relations de l’Église à l’économie (Il prezzo della salvezza. Lessici medievali delpensiero economico, Rome, 1994) et dans la construction d’une nouvelle méthode pour aborder cette question, en suivant une démarche qui consiste à retrouver la trame d’un discours économique à travers l’étude du vocabulaire et des images transmis, même malgré eux, par les textes théologiques et canoniques. Cette recherche a permis l’élaboration d’une nouvelle synthèse montrant qu’entre l’Antiquité tardive et le début de l’époque moderne, c’est au sein du discours canonique et théologique que s’est forgée la compréhension des réalités économiques et qu’ainsi l’Église, loin d’être hostile à celles-ci, a été la matrice de la pensée économique (I mercanti et il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezzafra Medioevo ed Età Maderna, Bologne, 2002).
Après ces longs et fructueux détours, l’auteur est donc revenu, dans cet ouvrage (Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché) publié en italien en 2004, à une approche recentrée sur les franciscains. Il entend ici montrer comment ces derniers, en raison même de leur choix en faveur de la pauvreté, ont forgé un langage permettant de penser l’économie et de constituer une « société de marché ». La démarche suivie est chronologique. La première partie (« Une époque de développement et d’organisation ») remonte à la période qui précède l’apparition du fransciscanisme, afin de montrer comment celui-ci s’ancre dans une pensée et une pratique de la pauvreté apparues aux XIe-XIIe siècles. C’est en effet à cette époque que les ermites et les nouveaux ordres monastiques (comme les cisterciens), précisément au moment où se développe la nouvelle richesse des marchands, découvrent la pauvreté volontaire comme valeur sociale et religieuse : l’auteur montre qu’autour de cette pauvreté s’associent des idées de multiplication (p. 43 : une « productivité religieuse »), d’activité voire d’activisme (p. 44: « pauvreté de l’activisme »), de mobilité (à l’image des marchands) et de liberté face aux puissants qui conduisent à un élargissement du champ d’action politique. Ces pauvres volontaires sont ainsi en tous points opposés aux seigneurs possesseurs de la terre, mais aussi aux pauvres involontaires et aux juifs qui n’ont pas compris le sens de la pauvreté et l’usage de la richesse.
La seconde partie porte sur le XIIIe siècle. François d’Assise, tout en reprenant cette conception très active de la pauvreté, introduit deux nouveautés majeures. En renonçant à tout contact avec la monnaie, il dénie à celle-ci la possibilité d’exprimer la valeur des choses, que seul le regard du pauvre volontaire est capable de découvrir. Il ouvre ainsi la voie à une réflexion, au sein du fransciscanisme, sur la valeur. En outre, en établissant des règles – et la possibilité de dispenses en des cas particuliers –, il montre que la pauvreté doit non seulement être pratiquée, mais aussi pensée et enseignée. C’est ainsi que dès la génération qui suit celle de François, moment où de nombreux maîtres prennent l’habit franciscain, naît une réflexion autour de termes clés comme le nécessaire, le superflu, l’usage des biens. Ces analyses sont encore approfondies dans la deuxième moitié du siècle, quand les intellectuels franciscains doivent répondre aux attaques portées contre leur modèle de vie : c’est alors que celui-ci est en outre inscrit par eux dans le cadre des communautés locales (royaume, ville, groupe professionnel) et c’est ainsi que des franciscains comme Monalde de Capo d’Istria vers 1260-1270, ou Pierre de Jean Olivi à la fin du siècle, en viennent à reconnaître aux marchands une forme d’expertise dans la gestion de l’argent en vue du bien commun – idée que l’auteur développe dans la partie suivante, où il montre que le rapprochement entre les pauvres volontaires et les « riches par vocation » (p. 189) ne cesse de se renforcer au XIVe siècle.
La dernière partie (« Le marché comme forme de la société : de Barcelone à Sienne ») porte sur la fin du XIVe et le XVe siècles. C’est alors que se manifestent plus nettement deux conséquences logiques du discours économique franciscain : d’une part la propension des frères mineurs à participer au gouvernement des cités ou à collaborer avec les gouvernants – ce qui se traduit notamment par les lois contre le luxe et la mise en place des Monts de piété, dont le point commun est de favoriser la circulation de l’argent ; d’autre part, le caractère exclusif du discours franciscain sur les richesses, qui s’accommode certes aisément avec celui des marchands mais se traduit par le rejet des juifs et des pauvres involontaires, qui n’ont pas su accéder à une pratique vertueuse et productive de la richesse.
C’est ainsi un ouvrage synthétique et dense que propose ici l’auteur. Bien que traduit en français, il demeure d’une lecture ardue, en raison de sa densité et d’une certaine ambiguïté du vocabulaire. Un des termes clés, celui de « société de marché », aurait notamment mérité d’être défini, d’autant plus qu’il s’agit plutôt d’une pluralité de marchés et/ou d’une société pensée sur le modèle de l’échange régulé. Par ailleurs, un certain nombre de questions demeurent obscures : si les franciscains, en raison de leur pratique de la pauvreté, sont les véritables experts de la valeur, pourquoi ne revendiquent-ils pas, à la fin du XIIIe siècle, le contrôle des marchés plutôt que de le laisser aux marchands ? Comment s’est opéré le retournement entre la « découverte » de François, selon laquelle la monnaie est inapte à exprimer la valeur réelle des choses, et la pensée selon laquelle l’argent sert à « rendre perceptible l’oscillation permanente des valeurs nécessaires à l’existence » et à « établir une mesure du besoin, de la nécessité, du superflu, et par conséquent du prix et de la valeur du travail » (p. 141), alors que dans la règle c’était précisément le travail qui constituait, selon l’auteur, « la seule mesure possible de l’évaluation des besoins fondamentaux des fratres » (p. 89) ?
Il nous semble enfin que la pensée franciscaine telle qu’elle est présentée dans cet ouvrage laisse un impensé fondamental dans le discours économique : celui de la production. Même s’il existe un lien entre pauvreté et production mystique, la production des biens matériels nous semble très peu abordée, du moins après le début du XIIIe siècle. Conformément à une tradition bien antérieure, les penseurs franciscains approfondissent la notion d’échange et accordent une place fondamentale à la circulation des biens, mais non à leur production.
La lecture de cet ouvrage s’avère donc non seulement enrichissante grâce à ses nombreux apports, mais aussi stimulante par les questions qu’elle soulève et qui constituent autant d’incitations à poursuivre les recherches dans cette voie ouverte depuis plus de trente ans par G. Todeschini.
1. Nous disposons aujourd’hui d’une édition meilleure, accompagnée d’une traduction française grâce au travail de Sylvain Piron : PIERRE DE JEAN OLIVI. Traité des contrats, éd. S. PIRON, Les Belles Lettres, Paris, 2012 (Bibliothèque scolastique).