Le Monde des livres, 3 avril 2015, par Jean-Louis Jeannelle
Le « tout pixel », mort du regard
Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel démontrent comment le cinéma numérique, en éliminant le hasard, ébranle notre rapport au réel.
Présenté comme un « mode d’emploi » du cinéma, cet abécédaire couvre toutes les notions essentielles, d’ « Acteur » à « Zoom » en passant par « Cadre », « Focales » ou « Son direct ». Mais difficile d’imaginer ouvrage plus écartelé entre son statut affiché de manuel et le militantisme des thèses qui y sont défendues. Cinéma, mode d’emploi se situe à un moment précis : celui où le 7e art tout entier bascule dans le numérique. Mutation décisive, que les documentaristes Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel envisagent sous son angle négatif.
Là où les chantres de la technique valorisent la précision, la souplesse ou le réalisme permis par la décomposition des images en pixels, l’accent est ici placé sur le phénomène d’abstraction : alors que la pellicule captait une présence, le numérique recrée le monde à l’aide d’algorithmes, autrement dit le simule. Certes, la révolution engagée est irréversible, mais elle ébranle notre rapport au réel : les corps deviennent substituables les uns aux autres, et le hasard qui faisait la valeur d’un plan réussi se voit réduit quasi à néant, tout comme la prise de risque qu’impliquait le choix d’un cadre ou d’une opération de montage (à présent rectifiables à loisir). D’une certaine manière, ce qui se perd avec le passage au numérique, c’est cette part d’aléatoire dont le grain, irrégulier et désordonné, de l’image argentique offrait un symbole, cela au profit d’une image calculée, illusoirement parfaite.
Prises de position
Fonctionnement des caméras, fabrication de l’image, grammaire du montage : Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel se montrent d’une extraordinaire précision technique. Ce déploiement d’un savoir objectif tranche d’autant plus avec des prises de position arrêtées. Tout ici est pensé à l’aune de l’expérience pratique et théorique que Comolli a du cinéma documentaire, où priment la présence, l’attention aux singularités et la relation établie avec les sujets filmés.
Les deux auteurs assument le statut minoritaire du cinéma qu’ils défendent avec passion : sa valeur tient à ce qu’il est porteur d’une éthique et d’une politique du regard sur le monde. Aussi le cinéma dit « populaire » est-il stigmatisé pour son conformisme, et l’audiovisuel réduit à une simple « dictature du spectacle ». On jugera le diagnostic quelque peu abrupt. Reste ce fabuleux paradoxe : l’excès d’informations sature notre perception ordinaire et, pour nous paraître « réelle » l’image numérique doit imiter l’image analogique, autrement dit réintroduire de l’aléatoire, de l’impureté – les jeux ne sont donc pas encore faits…