Libération, 9 avril 2015, par Frédérique Fanchette

Son sac à dos sent le lait de vache, le fromage, les champignons ramassés le long du chemin. L’été est pluvieux, elle marche. Elle a décidé de longer des tronçons de frontières, depuis le Nord, dans le sens des aiguilles d’une montre. Elle va seule. On lui serine « la petite musique de la peur ». À un homme qui l’apostrophe dans un café, elle répond : « Vous savez, il y a des femmes qui sont armées. » Deux étés plus tard, on la retrouve, un peu plus fragile, sur el Camino, le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, dans « une Suisse à vaches et palmiers » : la femme qu’elle aime l’a quittée et son absence la fait souffrir, comme celle de la « petite morte ». « Elle te manque d’un manque qui creuse le puits d’un chagrin immense. »

Des mots jetés comme lorsqu’on prend des notes et qu’on développera plus tard, des répétitions, le ressassement, des images entraperçues revenant à l’esprit, des bouts de conversation d’inconnus, des phrases d’une précision subtile qui s’assemblent avec l’harmonie d’un haïku japonais… Colette Mazabrard s’inscrit, avec Monologues de la boue, texte lumineux malgré son titre, dans la lignée risquée des récits de marche. Mais chez elle, ni pose ni lyrisme éculé. Elle avance, elle tire à elle l’horizon, elle observe, elle s’efface, elle est au ras de la terre, dans l’humus et les feuilles humides, où elle plante sa tente. Elle devient femme des bois, s’accuse de « trahir » les animaux quand elle tarde à retrouver la forêt pour y dormir, et puis rêve de cafés crème.

Son récit, qui réveille des sensations aiguës de plongée en pleine nature – les fossés « ronflent », les marcassins pleurent et les chevreuils « ont le souffle rauque » –, est aussi un coup de sonde léger dans cette France délaissée qui affole les républicains. Colette Mazabrard – née en 1964 et auteur d’un roman – commence donc par le Pas-de-Calais, loin de Toulouse, où elle enseigne après avoir vécu plusieurs années en Inde. À Boulogne-sur-Mer, « tout le monde a le même teint pâle, les mêmes habits délavés, le ciel est gris de pluie, le vent cingle, les nuages vont vite ». Sur la route elle rencontre un homme qui, « si y’a pas la gauche », envisage de voter pour « la Maryline », ou encore un commerçant inquiet de voir les gens « aller de plus en plus loin pour travailler ».

Puis, passé le mal-être contemporain, surgissent les anciens champs de bataille de 14-18. Colette Mazabrard copie l’intégralité des patronymes de Poilus inscrits sur des stèles. Et les pauvres morts se joignent à la marcheuse solitaire, qui a déjà pour compagnie les bêtes des champs et des forêts, les bulles d’eau courant sur les flaques par temps de pluie, et surtout celle de l’écrivain américain Thoreau, source d’infinie consolation.