Schweizerische Zeitschrift für Religions und Kulturgeschichte, 2014, par Philippe Valentini
L’écriture d’Emmanuel Lévinas est travaillée par la pluralité des identités qui le constitue, d’une part un juif français défendant un judéo-christianisme européen et de l’autre le représentant d’une tradition juive se méfiant fortement de l’universel assimilationniste et guerrier propre à l’ontologie d’abord grecque puis romantique. L’art d’écrire de Lévinas aurait pu passer inaperçu si Benny Lévy n’avait pas mis en lumière la force des présupposés talmudiques qui entrent en violente interaction avec l’histoire de la philosophie dans les livres du penseur français d’origine lituanienne. Aujourd’hui, un livre vient rendre un hommage prononcé au travail de Benny Lévy. Trop longtemps cloisonné soit dans le champ des études juives soit dans celui de l’histoire de la gauche prolétarienne dont il fut un temps sous le nom de Pierre Victor le dirigeant ; Gilles Hanus, son élève et disciple, nous offre enfin une introduction à la réelle ampleur de sa pensée. Ce livre se décompose en cinq chapitres.
Le premier « Réformer la pensée » nous présente la naissance des impulsions sartriennes qui ont permis à Pierre Victor de recouvrir son nom originel : Benny Lévy. La gauche prolétarienne devient ainsi l’emblème d’une vie philosophique dont le tout-politique est son moteur principal. La question qui occupa Benny Lévy et Sartre durant ses dernières années est bien celle de comprendre s’il est possible de conjuguer le « nous » révolutionnaire avec l’exercice des singularités non réifiées par une totalité constituante. Cette question ne fut d’ailleurs, dans les années 70, pas le seul apanage de Benny Lévy et Sartre, mais ces derniers trouvèrent leur issue dans les méditations autour du « nous » propre à des singularités qui se livrent ensemble à l’étude et dans la singularité matricielle propre à la naissance de chacun.
Le deuxième chapitre « Sortir du politique », montre par quels chemins Lévy a dû passer pour aller au-delà des critiques du totalitarisme à une vision qui voit le lien étroit entre l’histoire de la philosophie et les processus d’homogénéisation politique qu’impliquent les théologies à la fois refoulées et reformulées par des penseurs comme Platon, Hobbes, Spinoza et Rousseau. Si Benny Lévy pourra mettre au jour de quelles manières la théorie aspire à l’expansion politique de sa violence c’est par ce qu’il vit de quelles manières ces pensées se fondèrent sur la forclusion du Maitre, c’est à dire de la hauteur de la prophétie mosaïque qui l’institue : « Le politique absolu s’érige sur la forclusion du Maitre. On ne connait plus que le maitre politique. À partir de là tout est possible. »
Le troisième chapitre « Penser l’Universel autrement » nous introduit au livre le plus intéressant de Benny Lévy à notre avis. Le Logos et la Lettre vise à trouver les lieux sémantiques où la traduction en grecque de la Torah échoue. Pour ce faire, Lévy va plonger dans les écrits de Philon d’Alexandrie. Penser donc l’écart entre la lettre hébraïque et le concept grec, c’est comme l’écrit si bien Hanus, penser à rebours d’une « pensée paresseuse, qui a trop vite fait de postuler l’accord de toutes les sagesses, qu’elle exhibe ensuite en sélectionnant soigneusement les sentences alléguées, se donnant à l’avance l’universel qu’elle prétend ensuite découvrir dans un geste de synthèse sublime». Lévy met en relief quatre écarts sémantiques dans lesquels la langue grecque s’épuise à trouver un équivalent de l’hébraïque (aussi bien selon les enseignements du Talmud que ceux plus cabalistiques) : différence du masculin et du féminin, différence d’Israël et des nations, de la Lettre et de l’esprit, du Créateur et de la créature. Face à un universel qui prend en otage la transcendance de l’Un en déployant son simulacre dans le tout – politique, Lévy éclaire l’existence d’une science hébraïque qui pense la différence dans la trace de l’Un.
Le quatrième chapitre « Retour au nom », nous éclaire sur la manière dont Lévy souhaitait accomplir une vie qui soit « une pensée de l’existence, hors philosophie ». Dans cette lutte entre pensée grecque et étude de la Torah, Lévy va mettre au jour les contradictions hantant le travail de Franz Rosenzweig, figure moderne de Philon d’Alexandrie. Deux idées de ce qu’est la révélation sont en lutte dans sa pensée. La première héritée de Schelling voit dans la révélation chrétienne l’accomplissement du paganisme et du judaïsme dans le sens où il met en lumière tout ce qui était caché avant lui. L’autre compréhension voit la révélation comme « orientation » d’un « Je » appelé dans son présent par le Nom au-delà de toute divinité. Là où Schelling pose un passé mythologique, Benny Lévy en appelle à un « passé immémorial ».
Le dernier chapitre du livre « (Re)lire », introduit le lecteur au contexte de la rédaction de l’ouvrage Être Juif. Dernier livre de Benny Lévy, ce-dernier y exprime les distances qu’il aperçoit entre la position existentielle à laquelle il a abouti et celle de Lévinas. Ces écarts sont à reconduire aux moments où Lévinas accentue, en contradiction avec ses lectures talmudiques, la partie philosophique de son identité. Ainsi, deux écarts en ressortent: le visage et Auschwitz. Un maitre de Limoud avait bien dit à Benny Levy qu’il fallait se tourner plus vers la nuque et par là le corps que vers le visage, contrairement à Lévinas pour qui seul le visage est la trace la plus sincère de l’Autre. Cette différence permet de voir que le choix de Lévinas pour le visage est marqué par son héritage européen alors que la nuque, le corps ouvre un monde différent. Il en va ainsi aussi des tentatives de Lévinas de traduire le fait humain (philosophie) par le fait juif (Limoud) et inversement. Or, ce mouvement tait une différence majeure et irréconciliable : c’est que (cette idée provient de Maïmonide) le non-juif est agréé par Dieu dans la mesure où il est enjoint par Dieu et non par une vertu qui lui serait toute intérieure, comme le pense le Lévinas-philosophe contrairement au Lévinas talmudique. Benny Lévy creusera cette différence en montrant en quoi Auschwitz ne saurait être comprise comme une passion, chose que fait par ailleurs le Lévinas-philosophe. En effet, si le revirement de la malédiction (en laquelle l’homme reconnait son irréductible humanité) en exaltation (par le fait que dans son présent l’individu reconnait son élection présente par le Nom) est l’une des forces de la vie juive à travers son histoire ; Lévinas, lui, n’autorise après Auschwitz plus ce revirement.
Nous souhaitons à présent émettre les deux réserves qui nous hantent. Premièrement, ce livre, semble, malgré lui, insérer Benny Lévy dans le sillon d’un paysage intellectuel français. Or, il nous semble que le caractère international des Cahiers d’études lévinassiennes, fondés par Benny Lévy, ouvre ses interventions à des discussions et des courants d’idées bien plus amples que la seule culture française. Une mise en discussion de ses écrits avec les champs des subaltern studies pourrait être ainsi fructueuse. Il est fort probable que l’Europe athénienne ait nié le fait juif avec les mêmes instruments que ceux utilisés pour nier d’autres histoires religieuses extra-européennes : soufisme sunnite, bakhti de l’Inde etc. Ensuite, ce livre semble vouloir, malgré lui, insérer Benny Lévy dans l’histoire de la philosophie officielle française. Rappelons que la recherche d’une non-philosophie qui fonderait de dehors la philosophie est le propre de toute recherche philosophique comme le montre si bien Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ?. Loin de s’en tenir à cette philosophie officielle, Benny Lévy avait pourtant indiqué qu’il fallait aussi regarder dans ces courants ésotériques qui nourrissent les lectures de Schelling, pour mieux comprendre le fonctionnement de ce dispositif d’assimilation et négation du fait juif au cœur de cette philosophie officielle qui nait pourtant seulement à l’époque des nationalismes européens.