La Liberté, 11 avril 2015, par Alain Favarger

La guerre, mangeuse d’hommes

Dans Mère et le crayon, l’écrivain autrichien revient sur les traumatismes familiaux et le poids du passé dans sa Carinthie natale. Chargée d’ombres funestes.

Né en 1953 dans une famille paysanne, Josef Winkler a souvent mis, dès l’âge adulte, de la distance entre lui et les siens. Fils prodigue devenu écrivain, parmi les plus incisifs de sa génération, il n’a eu de cesse de partir, d’aller toujours un peu plus loin (l’Italie, l’Inde, le Japon) pour construire son identité. Se délester du manteau de malheur qui a affligé sa famille, dans la tourmente des années 40 du siècle dernier.

Dans son livre précédent, Requiem pour un père, il démêlait les fils de sa relation conflictuelle avec son père, un homme décédé à 99 ans, qui avait instamment prié son rejeton non conformiste, un quasi-renégat, de s’abstenir d’assister à ses funérailles. Vœu exaucé le jour J par le simple éloignement du fils, retenu alors au Japon. Dans son nouvel opus, d’une petite centaine de pages serrées, d’une rare densité, l’écrivain s’intéresse cette fois à la figure de sa mère et de ses grands-parents maternels. On retrouve ainsi le monde rude des « laboureurs de Carinthie » où a grandi le jeune Josef.

Arrivé après la tempête de la Seconde Guerre mondiale, le futur écrivain a baigné dans l’onde de choc du grand bouleversement et de l’empreinte du nazisme sur la société autrichienne. Et cela a d’abord la couleur des chiffres bruts. La mère du narrateur faisait partie d’une tribu de dix enfants. Deux ont disparu très vite, l’un à la naissance, l’autre à la suite d’une diphtérie. Plus tard trois garçons seront fauchés à la guerre, deux sur le front russe, le troisième dans les Balkans. Le livre de Josef Winkler s’ouvre sur ce dernier, Adam, qui revient au pays autrement que ses deux frères, enterrés sans sépulture sur le champ de bataille. Voici donc Adam de retour, rapatrié, démembré dans son cercueil pour être enseveli au cimetière de Kamering.

On assiste au chagrin silencieux du grand-père maternel de l’écrivain, attendant seul dans son jardin l’arrivée du convoi. Droit, son missel noir ouvert dans les mains, sans bouger pendant des heures, il guette sous un pommier en fleur l’arrivée de la dépouille de son fils. Personne n’ose s’approcher de lui, statue de sel de l’affliction. La mère du défunt, elle, qui n’a attend différemment, agenouillée dans la fraîcheur d’une petite église, pendant deux heures seule devant l’autel, avant d’être relevée par deux pleureuses du village ridées, tout de noir vêtues. Une atmosphère de tragédie antique plane sur ce landerneau de l’Europe saignée par la guerre. Un silence de plomb tombe ensuite sur la maison, la mère mourant de tristesse quelques années plus tard, son mari lui survivant près d’un demi-siècle.

Josef Winkler tisse un récit foisonnant d’une extraordinaire intensité. Dans un phrasé presque proustien, il ravive les cendres du passé. À l’image du sombre climat qui a régné dans sa famille avant sa propre naissance et qu’il restitue grâce aux bribes qu’il a glanées surtout auprès de sa mère, mais aussi à la source vive d’un imaginaire inspiré. La puissance d’évocation de ces pages est tout à fait remarquable et donne un relief saisissant aux souffrances des familles embringuées dans la spirale délirante du régime nazi. Dans la famille de l’auteur, ce n’est pas du côté des grands-parents maternels, meurtris par la mort de trois de leurs fils, que l’on note de la ferveur pour le Reich millénaire. Mais plutôt du côté de la grand-mère paternelle, vibrant d’enthousiasme pour Hitler lors de l’Anschluss de 1938. Une aïeule dont l’écrivain se souvient très bien, puisqu’elle a passé la fin de sa vie dans la ferme familiale. En découle l’épisode véhément où le narrateur, qui a alors treize ans, aperçoit presque par inadvertance le corps nu de la trépassée, disposé pour la toilette des morts. Stupeur et effroi de l’adolescent comme à la vue d’une scène primitive sidérante, teintée de maléfice.

L’amour de la mère

Ciselant ses souvenirs avec une précision confondante, le narrateur trace le chemin qui le conduit pas à pas hors du labyrinthe étouffant d’une Autriche plombée et vampirisée par les démons du national-socialisme. L’échappatoire en est ici l’écriture et la passion des voyages… Ce qui n’empêche pas l’écrivain de brosser un portrait émouvant de sa mère, préférée au père plus dur et plus âgé, resté dans l’orbite de sa propre mère, l’admiratrice naïve de la grandiloquence hitlérienne. Belles pages dans ce livre sur l’attachement à la mère, sa machine à coudre, son jardin potager. La peur aussi du garçon d’une mort prochaine de celle qui lui a donné le jour à cause de taches de sang qu’il découvre assez souvent le matin sur les draps de son lit.

En peu de mots, Josef Winkler construit un univers d’une grande richesse intérieure. Du chagrin insurmontable de sa grand-mère maternelle, brisée par la mort de ses trois fils, à ses propres angoisses d’adolescent grandi sous le ciel lourd de l’Autriche marquée par le nazisme, le narrateur tresse les fils d’une résilience. Qui le conduit à assumer pleinement ses origines, son désir d’ailleurs et de liberté.