La Nouvelle Quinzaine littéraire, 16 avril 2015, par Marie Fontana
Douceur du fragment
La douceur, donc, rondeur presque, comme celle des « fruits alourdis des bébés endormis qui soudain pèsent à nos coudes ». Les fragments, pourtant, leur discontinuité qui nous chahute un peu, de lieu(x) en moment(s), leur brièveté qui découpe des pans de réel pour les scruter d’un œil acéré. Mais alors ? Alors, c’est la douceur qui l’emporte, poudrée, de cette écriture dans le médium, comme on le dit d’une voix. Elle recompose, par-delà la fragmentation, un paysage intime dont la cohérence s’impose par la récurrence de zones franches : le souvenir qui vient infuser le réel, le regard sur les êtres, les textes lus, écrits, la réjouissante éclosion, enfin, des mots dans le monde considéré comme réel.
Si ce paysage ne lasse pas, s’il échappe à la fadeur dans laquelle tombent facilement les tableaux intimes, c’est qu’il est sans cesse animé et traversé par la fiction, ou plutôt par des ferments de fiction : tout un roman familial est là, qui se laisse deviner mais évite de s’écrire, père apparaissant, scènes des parents derrière la porte, et remariages multiples de la mère, fantasmés par le trio enfantin. D’autres silhouettes singulières s’insinuent, le « faux oncle Élysée », la voisine, qui serait une ancienne princesse russe, ou Nelly, la concierge qui appartient au fan-club d’Elvis Presley. L’histoire même est là, De Gaulle et Mai-68, le vaste monde américain, l’Inde lointaine, mais comme en coulisse. Pour animer ce monde encore, l’incongru des mots qui dans l’enfance, comme chez Leiris, augmente le réel de fantaisie ; ici cependant le hasard heureux de la langue conserve toute sa puissance dans l’âge adulte, constituant « ce pays idéal », tantôt doublure accueillante du réel, tantôt double fond vertigineux. Les mots ne cessent de faire subir au monde leur « révolution impalpable »…
La douceur, comme on l’a dit, a ici partie liée avec le registre médium. C’est la mesure de l’écriture qui saisit son objet mais aussi le préserve, plutôt que de l’épuiser, créant autour de lui un halo un peu tremblant : surtout pas d’acharnement de la démonstration, ni de forfanterie du style, rien qui se veuille décisif comme un hic et nunc, n’en déplaise au titre …
C’est aussi la mesure des sujets qui regarde du côté de l’infiniment grand, puis de l’infiniment petit, pour les rassembler, les unir sans bruit en une phrase qui leur donne à tous deux la juste place, celle de l’expérience intime : ainsi, dans la maison lyonnaise du grand-père, lorsque celui-ci abaisse le commutateur du plafonnier au néon : « Alors j’attends, avec crainte et délice, les crépitements froids suivis d’éclairs qui semblent rejouer dans le gaz les hésitations d’une création du monde, avant d’éclairer d’une lumière crue les habitudes immuables d’un dîner servi à six heures et conclu par une pastille de Vichy. » Le texte, devenu à lui-même son lieu et son moment, flotte sereinement juste un peu au-dessus.
(On peut ignorer que Laurent Jenny est universitaire, qu’il scrute la langue et les textes avec une précision professionnelle. Il écrit d’ailleurs, en tête du chapitre qui a pour titre « La littérature », délimitation spécieuse puisque celle-ci est partout : « La littérature est peut-être une technique. Mais je sais que c’est aussi d’autre chose qu’il s’agit ».)