Les Inrockuptibles, 22 avril 2015, par Vincent Ostria
Principes de réalité
Partant d’un distinguo majeur entre images argentiques et numériques, Jean-Louis Comolli revisite, à travers un livre et un DVD, la fonction du cinéma documentaire, dernier rempart contre le tout-à-l’égout audiovisuel.
Deux publications concomitantes viennent rappeler l’importance du travail discret mais actif et incisif d’un penseur du cinéma : Jean-Louis Comolli, jazzophile, critique, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma (1966-1971), réalisateur de fictions puis de documentaires (notamment sur Marseille) qui ont nourri sa réflexion sur le 7e art. Paraissent simultanément son livre Cinéma, mode d’emploi. De l’argentique au numérique (signé avec Vincent Sorrel) et son film (en DVD), Cinéma documentaire, fragments d’une histoire.
Le premier, essentiellement conçu comme un abécédaire, inspiré dans son principe de celui de Gilles Deleuze, est une entreprise de redéfinition de termes proches ou lointains du cinéma (« décadrage », « hallucination », « objectif », « commentaire », etc.), à l’aune de la révolution qu’y induit actuellement le numérique. L’idée force de Comolli est que si le cinéma argentique (pellicule ou émulsion chimique déposée sur un film) laissait au moins une empreinte, une trace physique de ce qui était filmé, l’image numérique, elle, est en revanche une reconstruction totale du réel. Un schéma mathématique, pas une présence.
Si les distinctions entre réel et fiction sont mouvantes et circonstancielles, « le numérique marque un pas de côté par rapport à la loi de l’inscription vraie : ce qui est filmé n’est plus une prise intangible et singulière de la réalité visible ». Le règne du pixel annule la notion de durée. « D’une image numérique à la suivante, il peut n’y avoir aucune différence […]. Or le cinéma est un art du temps… Mais, engagé dans la pratique du cinéma et au fait de sa technique, le théoricien n’est pas un incurable nostalgique. Malgré l’introduction old school de son documentaire, montrant un projecteur traditionnel en action, Comolli dépasse le credo crispé du spectateur du réel et de l’analogique. Si pour lui le cinéma numérique est sujet à caution car susceptible de toutes les manipulations possibles, d’une certaine façon le ver était dans la pomme depuis les origines, puisque le réel est lui-même une notion aléatoire, et le documentaire non garant de réalité.
Voir comment, délicatement, avec sa voix posée, corroborée par le mouvement de sa main notant sur un carnet les phrases clés de sa démonstration, Jean-Louis Comolli revisite et interroge certains classiques du documentaire. Comme la célèbre Sortie de l’usine Lumière à Lyon (1895) de Louis Lumière, où la foule des ouvrières déboule dans la rue en passant le portail. Ce fut d’emblée un court métrage documentaire, avant que Louis ne retourne la scène quelques mois plus tard quasiment à l’identique (à un détail important près : la fermeture du portail), introduisant un doute sur la nature du film – « Où est la fiction? Où est le documentaire? », demande Comolli dans le livret du DVD. Idem pour le tout aussi fameux Nanouk l’Esquimau de Robert J. Flaherty (1922), premier long métrage documentaire de l’histoire, qui fut entièrement réinterprété par ses protagonistes, de vrais Inuits, d’après les directives du réalisateur (« le naturel est joué », lâche Comolli).
Cela illustre une des expressions fétiches du théoricien : le mot « leurre ». « Le spectateur qui entre dans une salle de cinéma pour voir un film désire être trompé », affirme-t-il. Donc si en principe, « le cinéma est là pour enregistrer ce qui disparaît », le documentaire a rarement des intentions pures et objectives. Il a autant de fonctions et de styles que la fiction. Exemple : le cinéma de propagande russe, célébrant une forme de désordre (Vertov) ou son inverse, la folie géométrique des nazis (Leni Riefenstahl). Ou bien la cruauté provocatrice de Terre sans pain (Luis Buñuel, 1933), l’horreur des abattoirs du Sang des bêtes (Georges Franju, 1949). Pour Comolli, « tous les films sont des films de fiction, y compris les « documentaires » » (livret du DVD), tous les documentaires sont mis en scène. La grande différence entre documentaire et fiction ne réside ni dans leurs registres, ni leur rapport aux genres et au récit, mais dans leurs moyens, qui induisent leur style et leurs options formelles.
À travers ce panorama du documentaire constitué de morceaux choisis, des origines à 1975 essentiellement, Comolli rappelle à quel point ce genre est le parent pauvre du cinéma, tributaire de conditions techniques qui ont réduit son hypothétique objectivité. Exemple : le fait que, jusqu’à la date charnière de 1960, où Richard Leacock, Robert Drew et Albert Maysles réalisèrent Primary en son synchrone, le documentaire de terrain ne pouvait pas être tourné en son direct. Cela expliquant la floraison de docus commentés dans les années 1945-1960, en contradiction avec la pureté supposée du réel.
Promoteur du « cinéma contre le spectacle », Comolli considère aujourd’hui plus que jamais le 7e art comme un antidote au papillonnage malsain et inconsistant du zapping ou du webdoc, symptômes parmi d’autres de la déshumanisation ambiante : « Dans l’infinie et infâme danse des images autour de nous, il faut sauver l’image […] parce qu’elle est, de notre ancienne mémoire, notre moyen de croire encore en ce que nous habitons de ce monde. »