Le Matricule des anges, mai 2015, par Sophie Deltin

Au cœur vibrant du temps

Parues en Allemagne en 2009, les nouvelles ciselées de l’écrivain Lutz Seiler, fortes de son lien indissoluble et mélancolique avec l’ex-RDA, offrent une saisie profonde du temps qui façonne des existences ordinaires dans ce pays disparu.

Nous sommes immergés dans le temps, le temps bien sûr qui s’égrène à nos montres, mais sans doute avant tout celui subjectif qui séquence notre conscience et dont le corps nous offre la plus juste métrique. Par une étrange alchimie, tant de choses s’accumulent quelque part en nous alors que nous croyons ne plus y penser, et qui par une affinité souterraine finissent par se précipiter le plus souvent en une matière brute, un sentiment de poids. Ce poids qui est le temps de vie vécu, mais aussi regret, mauvaise conscience ou culpabilité, et dont toute existence se leste dès l’enfance, nous en exilant du même coup, l’écrivain allemand Lutz Seiler en fait le ressort vibrant de la plupart de ses nouvelles – « une sorte d’autofiction en fragments » selon l’expression de son éditeur français Jean-Yves Masson.
Car comme le suggère l’auteur, s’il est vrai que chacun possède ses étapes secrètes, ses tournants intimes, n’est-ce pas toujours avec les expériences de trouble et les blessures premières de l’enfance que nous avançons et vieillissons ? La première nouvelle intitulée « Le baiser sur le capuchon » se rapproche des émotions inavouables du narrateur, en leur donnant un relief à la fois intime et historique. Celui-ci y raconte en effet ses hontes de jeune écolier de 9 ans dans un établissement où règnent l’autorité des enseignants et des surveillants et la répression caractéristique de l’idéologie alors en cours en RDA. Si tous les élèves s’adonnent à la transgression des interdits (en troquant des « choses dites de l’Ouest »), c’était, souligne l’écrivain, par « devoir. Nous devions le faire ». Ainsi acquérions-nous, poursuit-il, « une culpabilité qui enrichissait notre vie parce qu’elle nous rendait plus visibles dans le magma, le flot gris de cette époque, et en se faisant nôtre elle nous libérait presque de la culpabilité diffuse, générale et apparemment innée qui pesait sur nous depuis notre plus tendre enfance ». Le narrateur doit en plus dissimuler ses propres hontes : les cicatrices qu’il porte à la tête suite à un accident ainsi qu’un secret : celui de devoir chaque matin chercher une cachette jusqu’à l’heure d’ouverture de l’école, sa mère le déposant bien avant l’aube, ce qu’il vit comme une singularité coupable. Ainsi dissimulé, il assiste un jour à la mort – suspecte – de l’ancien gardien de l’école. Le sentiment de faute, la peur d’être découvert et puni, seront dans la même journée exaltés par le baiser qu’il ose donner à une camarade de classe mais qui dans sa précipitation, n’atteint que la capuche de son manteau. Dans « Le merle », il est encore question de la honte enfouie dans le corps et qui resurgit à l’écoute du chant qu’entonne un oiseau : un croche-patte qu’il a fait à une fillette de sa classe, un vol, et surtout lors d’une « chasse aux marrons », un merle blessé qu’il a recueilli mais qu’il n’a pas soigné, par négligence.
Reste que sous la plume raffinée de Seiler, un retournement des signes est susceptible d’opérer à tout moment, la culpabilité, qui sécrète une délicate tension, pouvant se révéler voluptueuse : « quelque chose comme du bonheur ». Dans « Turksib » pour laquelle l’auteur a reçu le prix Ingeborg-Bachmann, le compteur Geiger destiné à mesurer la radioactivité, que le héros emporte avec lui dans son voyage en train qui le conduit dans l’ex-URSS, symbolise-t-il les dégâts et partant, la culpabilité perpétuée dont le socialisme aurait rendu comptable toute une génération ? Dans cette traversée épique, les repères du temps se diluent plutôt, on y fait des rencontres légendaires, vaguement inquiétantes tel ce chauffeur qui récite avec un accent russe la Lorelei de Heine. Lutz Seiler joue souvent de l’évocation de micro-instants de bascule, sonores ou silencieux, qui suscitent, brutalement ou dans une sorte de halo à rebours, une distance voire une césure irrémédiable de soi avec soi. Ce sont des scènes apparemment anodines qui concentrent en elles une signification épiphanique : la victoire au jeu d’échecs qu’un fils remporte sur son père, restée à jamais sans revanche, signale « une transgression », voire une trahison, en tout cas la fin de la position stable et innocente de l’enfant, et que l’auteur fait coïncider avec l’irruption du monde du dehors « lointain, étranger et peu séduisant » – les clameurs contestataires des écrivains contre la déchéance de nationalité du chansonnier Wolf Biermann qui avait critiqué le régime de RDA (« La Dernière fois »). Est-ce pour cette raison – ce tabou demeuré actif – que le narrateur mentit des années durant à sa petite amie, une championne d’échecs, prétextant ne pas savoir jouer à ce jeu, mensonge qui devait peser immanquablement sur leur relation (« Gavroche ») ?
L’éloignement voire la rupture des pères avec leurs enfants est d’ailleurs un mal inexorable dans l’univers de Lutz Seiler, soit que le fils ait honte de sa filiation, de son milieu, et nourrisse un fort désir de revanche sociale. Ainsi Serkin, le protagoniste principal dans « Le Merle », rumine-t-il le ressentiment d’avoir « atterri du mauvais côté » : « chez les pas grand-chose » qui « ne faisaient rien comme il faut, faisaient semblant d’exister ». Soit au contraire qu’il éprouve une nostalgie lancinante envers ce que ce monde du père incarnait, « la place » à laquelle il le destinait.
Né en 1963 à Gera en Thuringe alors en RDA, Lutz Seiler a d’abord été charpentier et maçon avant de se faire connaître comme poète – une origine ouvrière à laquelle plusieurs nouvelles rendent un hommage sensible. Ainsi le narrateur, souvent dépeint comme une figure solitaire, complexée et inhibée, cherche-t-il parfois à retrouver cette origine dans un élan de solidarité voire de réparation impossible. Dans « Le bègue », récit d’une « addiction » pour un être sans gloire, le jeune narrateur se met à suivre son collègue mécanicien, un bègue, coulant ses pas dans les siens, fasciné par « l’auréole diffuse et chaude qui rayonnait de son dos vêtu de daim », « comme si entre ses omoplates battait une tache sombre et chaude, qui, à y regarder de plus près, s’avérait être des mots ». À l’abri, comme enrobé de la solitude de cet être qui « avait été définitivement mis à l’écart de la société des hommes », le narrateur semble en suspens d’identité propre : « je n’étais, dit-il, qu’un tender, sans moteur propre, un canot qui voguait dans le sillage d’un bateau. Comme un objet de prix, j’enfermais son souffle en moi », telle une réserve de forces neuves sur le chemin de son devenir adulte, de sa maturité. « Dans le dos du bègue, j’avais sur la langue l’avant-goût, bon et amer, d’un temps à venir. »
« L’échappement » (Die Zeitwaage en allemand, soit la ba lance qui pèse le temps) en référence au dispositif mécanique, le chronocomparateur, qui permet de régler la précision d’une montre, se lit comme l’expression allégorique de la conscience malheureuse lentement distillée par le temps. Dans cette nouvelle, en exergue de laquelle Seiler cite Wolfgang Hilbig, le grand écrivain ouvrier autodidacte de RDA, le narrateur qui sort d’une rupture amoureuse se fait l’effet d’« un pauvre idiot de rêveur», « enfermé dans [s]a chrysalide». Réfugié chez des amis à Berlin, il trouve finalement de quoi se loger ainsi qu’un petit boulot dans un café baptisé « Assel [Cloporte] » et situé dans une cave. Un jour un ouvrier y fait son apparition – « comme s’il marchait sur l’eau », incarnation quasi messianique de ce « fonds » « inestimable » qu’il a « perdu ». Chaque matin l’ouvrier vient prendre son petit déjeuner, sans payer. Le narrateur est littéralement subjugué par la gravité, « la pesanteur » qui se dégage de cet être discret – « Je ressentais surtout le côté incontestable, inébranlable de son existence (…) : sa dignité, sa fierté, son attitude – c’était ça qui comptait. Ses gestes me paraissaient purs et parfaits. » Tout ce que lui n’est pas, incapable qu’il a été jusqu’alors de trouver « la porte d’accès au plus intime de la classe ouvrière, à sa sphère sacrée ». Un jour l’ouvrier meurt dans un accident de travail. Auparavant, sur une table de café, il (lui ?) a laissé sa montre avec enfoui le son hypnotique de l’échappement – ce « azur secret » et battant contre « les contreforts du temps » dont le serveur se sent désormais l’obligé et qu’il va tenter de mieux peser en devenant écrivain.