La Quinzaine littéraire, mai 2015, par Jean-Luc Tiesset
Un orfèvre du temps
Heureuse initiative que la publication de ce recueil de nouvelles de Lutz Seiler, un écrivain qui a grandi en République démocratique allemande mais dont l’œuvre va bien au-delà du témoignage sur un pays aujourd’hui disparu. Le soin qu’il apporte à l’écriture (grâces soient rendues aux traducteurs qui ont eu fort à faire) est la marque d’un auteur de tout premier plan, qui nous entraîne page après page dans un univers où nous ne nous sentons jamais étrangers.
La RDA, passée aux pertes et profits de l’Histoire en 1990, constitue le décor de ces nouvelles, notamment des premières1, qui ancrent dans les années 1970 les souvenirs d’enfance du narrateur. Une évocation fugitive des tensions politiques (à propos de Cuba), ou de la déchéance de citoyenneté de Wolf Biermann (en 1976), vient à point nommé arrimer le texte à son contexte, tandis que le narrateur fréquente des lieux qui portent encore la trace du temps où ils étaient, par exemple, un abri anti-aérien ou une caserne de la Wehrmacht. L’ensemble nous mène ainsi jusqu’au moment de la réunification et, bien au-delà, dans les années 2000, en Amérique, loin de la RDA.
En délaissant les considérations politiques pour travailler ses propres souvenirs et restituer son passé à lui, Lutz Seiler fait resurgir les gens simples, les ouvriers plongés dans leur quotidien « socialiste », celui-là même qu’a connu l’auteur, pur produit de la classe ouvrière qu’il quitta après son service militaire pour faire des études et rejoindre le monde de la littérature.
Mais l’intérêt de ces nouvelles ne se limite pas à cela. Si elles nous parlent si bien, c’est parce qu’elles interrogent notre relation au temps et à l’espace, notre possibilité de nous projeter en avant dans une vie dont l’étrangeté parfois nous surprend quand surgit un souvenir. En adoptant la forme courte, Lutz Seiler s’inscrit dans une grande et longue tradition (on songe à Kafka ou à Handke), mais il lui appose la marque de sa prose irriguée de poésie. Des oiseaux maltraités y sont comme autant de signes aux humains, merle qu’on laisse mourir par distraction (« Le merle »), mouette prisonnière d’une poubelle dont l’aile tambourine en vain contre la paroi, demande de secours sans réponse, scansion dérisoire de la marche du temps (« Frank »). Le passé qui double le présent continue d’affleurer dans un monde où le danger, souvent invisible, est figuré de manière allégorique – mais pas seulement – par la radioactivité qui pollue l’air, du « quartier atomique » de la ville natale au grésillement du compteur Geiger que le narrateur tient serré contre son cœur dans la nouvelle « Turksib », et qui va jusqu’à prendre subrepticement sa place : compteur/conteur (Zähler/Erzähler).
Le narrateur, quant à lui, se trouve souvent dans un état « crépusculaire », aux confins du rêve et de la réalité, incapable de parler ou d’agir, même s’il sait ce qu’il faudrait faire et dire. Il ressent une lassitude permanente, qu’il vit tantôt comme « un sentiment d’insuffisance et de déficience » (« Gavroche »), tantôt comme « une absence douce et confortable » (« Et maintenant, vieil homme, nous allons te descendre »). Lorsqu’il croit avancer, la marche elle-même devient problématique : « Je sentais la moiteur de l’herbe qui, doucement, sans poser de questions, me retirait des pieds chacun de mes pas» (« L’échappement»).
Sur des êtres qui peinent à se (re)connaître eux-mêmes pèse en permanence un sentiment de malaise, une culpabilité qui « enrichissait notre vie parce qu’elle nous rendait plus visibles dans le magma, le flot gris de cette époque » («Hans et Margarethe»). À la fois victimes et bourreaux, fût-ce malgré eux, il est difficile aux protagonistes de trouver leur place. La communication par le langage est par nature brouillée, parasitée, comme le suggère le personnage du bègue de la nouvelle éponyme, dans le : discours mutilé de qui on entend « toujours un mot différent, jamais le mot juste ». Dans ce recueil où les deux tiers des nouvelles sont écrites à la première personne, le narrateur et le « je » entretiennent un rapport quasi schizophrénique, allant jusqu’à l’affrontement sans vainqueur proclamé. L’œuvre parfois intervient dans cette lutte fratricide ; c’est elle qui prend possession de l’esprit du héros à l’instant de sa mort dans la plus kafkaïenne peut-être des nouvelles, « Un tour aux bains » : « Comme si une raideur glacée passait dans tous ses os ; il pensa à l’œuvre. À moins que ce ne fût l’œuvre qui pensait à lui ».
Même chronologiquement révolu, le temps se perpétue encore sous les mots de !’écrivain. Ce temps qui se mesure, se pèse et s’équilibre dans Je mot allemand « Zeitwaage », la balance du temps, qui donne son titre original à la dernière nouvelle du recueil (« L’échappement »). Publiée isolément, elle valut à son auteur prix et reconnaissance. Mais ici c’est elle qui ouvre en fin de compte une perspective, dévoilant un avenir possible, « la suite de ma propre histoire».
1 L’ordre des nouvelles a été modifié dans l’édition française, peut-être pour suivre de plus près la chronologie.