Le Monde, 16 mai 2015, par Frédéric Joignot

Béziers dans l’œil de Daeninckx

Après les dérapages de Robert Ménard, devenu maire de Béziers il y a un an avec le soutien du Front national, le romancier donne sa vision de la ville héraultaise qu’il avait explorée pour les besoins d’un roman paru fin 2014.

Quand certains lui reprochent de publier des livres engagés plus que des romans policiers, Didier Daeninckx répond qu’il écrit « des romans noirs, allant nu cœur du réel ». Dans Retour à Béziers (Verdier), publié en octobre 2014, l’écrivain fait une alarmante description de l’état de la ville, alors que se déroule la campagne électorale de mars 2014 : celle qui a vu l’ancien journaliste Robert Ménard, soutenu par le Front national, être élu maire en avril. Depuis, Robert Ménard a multiplié les décisions municipales provoquant la polémique, la dernière en date étant le « fichage » des élèves supposés musulmans dans les écoles. Une action qui a suscité un émoi national et justifié l’ouverture d’une enquête préliminaire.
Les romans policiers de Didier Daeninckx abordent des sujets politiques et sociaux douloureux. Dans Meurtres pour mémoire (Gallimard, « Série noire », 1984), il évoque la sanglante répression de la manifestation du Front de libération nationale (FLN) du 17 octobre 1961, à Paris, alors que la guerre d’Algérie touche à sa fin. Dans Le Der des ders (Gallimard, 1985), il décrit l’atmosphère de la capitale hantée par les tueries de la guerre de 1914-1918. Cannibale (Verdier, 1998) raconte comment des Kanaks de Nouvelle-Calédonie devaient crier comme des sauvages, enfermés dans des cages, lors de l’Exposition coloniale de 1931, à Paris.
Didier Daeninckx a encore dépeint des personnages d’extrême droite – Nazis dans le métro (Baleine, «Le Poulpe », 1996) – et s’en est pris au négationnisme de la Shoah. Alors que l’indignation déclenchée par la stigmatisation des enfants de Béziers n’en finit pas de rebondir, nous l’avons interrogé sur cette ville qu’il décrit de façon si sombre dans son court roman, et sur son nouveau maire.

Béziers, cité en mauvais état

Didier Daeninckx n’a pas choisi d’écrire un livre sur Béziers par hasard. « C’est un ami de France 3 région qui m’a prévenu. Il s’apprêtait à couvrir la campagne ne électorale, et il me disait qu’elle allait tourner à l’avantage de Ménard et du FN. J’étais choqué. J’ai voulu aller sur place, pour comprendre comment une grosse ville du Midi longtemps socialiste pouvait passer à l’extrême droite. »
Le voilà donc parti à Béziers. Comment l’écrivain a-t-il préparé son livre ? « J’ai passé trois semaines à marcher dans la ville, rédigeant des notes, prenant des centaines de photos. Je faisais bien 20 kilomètres par jour. J’ai tout de suite été saisi par l’état d’abandon et de délabrement, mais aussi par la misère, le chômage, les fermetures d’entreprises et de magasins Je suis allé à la bibliothèque municipale pour retrouver des descriptions de la ville dans les années 1960. La différence est saisissante. »
Dans Retour à Béziers, Didier Daeninckx nous fait découvrir la ville en suivant les pérégrinations de Houria Ismahen, une Française de 65 ans qui y est née de parents venus d’Algérie – « une de celles que Ménard veut ficher ». Après avoir vécu et travaillé à Montreuil (Seine-Saint-Denis), elle retourne dans le Midi parce que sa retraite, 957 euros mensuels, ne lui suffit pas pour vivre en banlieue parisienne. A peine arrivée, elle découvre, très surprise, un centre-ville et un marché désertés. Elle est pour l’écrivain « la porteuse de la mémoire de la ville ».

Un portrait à charge de la ville ?

Accompagnant son personnage, Daeninckx développe page après page un long portrait d’un Béziers très mal en point.La grande halle du centre-ville n’accueille plus la foule d’antan. À deux pas du centre historique, c’est la désolation : vieux immeubles squattés, immobilier en crise, maisons à l’abandon. Une Biterroise, assistante sociale, se plaint : « La cathédrale Saint-Nazaire, bien que ce soit notre emblème, il faut la regarder de loin. Dès qu’on s’approche, c’est le désastre. » L’écrivain exagère-t-il ? « Je n’invente rien, à part quelques noms de rue, pour préserver des amis. Dans l’ancienne zone d’activités autour de la gare de triage, les anciens entrepôts de vins, de sucre, de bois, d’outils de viticulture ont disparu pour laisser place à des casses et quelques ateliers de réparation. La voirie est en piteux état. Les ragondins courent partout. »
Confirme-t-il ce que raconte son héroïne : que les dealers bloquent plusieurs ruelles près du centre-ville? « Par moments, j’avais l’impression d’être dans une cité de Saint-Ouen ou de Sevran. Les gens du quartier voient le trafic de leurs fenêtres, tous les jours. C’est insupportable pour eux. » Selon Daeninckx, il y a un « cas Béziers ».

La prévisible ascension de Robert Ménard

Abandonnée par les politiques, Béziers était « une ville à prendre ». Dans son livre, l’écrivain évoque la campagne électorale. Mais plutôt que de se contenter de courir les réunions, il a préféré capter le sentiment des habitants. « Je voulais recueillir l’écho des discours politiques, le ressenti des gens après les meetings ou à la lecture des tracts. » Qu’apprend-il au cours de ses rencontres? Que Raymond Couderc, le maire UMP depuis 1995, a une réputation exécrable. « Pour beaucoup de Biterrois, il est le véritable responsable du déclin de la ville.»
L’ancien maire a négligé Béziers au profit de la périphérie. Il a développé des avantages fiscaux pour les entreprises dans les zones franches – en dehors de la ville. Il a favorisé, derrière la gare SNCF, la construction d’un grand centre commercial, le Polygone, avec des cinémas, des cafés, mais il est décentré. « Couderc n’a pas su préserver l’activité dans Béziers, conserver sur place les directions d’entreprise, les commerces, les jeunes, les familles aisées, tout en maintenant une politique de logements sociaux comme a réussi à le faire Georges Frêche à Montpellier. C’est l’échec de cette politique qui a fait le jeu de Robert Ménard. »

Le fantasme des « chères têtes blondes »

À lire et écouter Didier Daeninckx, on comprend mieux l’élection de Robert Ménard, apparenté FN. L’écrivain le reconnaît, il n’a pas été surpris par son succès. « J’ai rencontré beaucoup de braves gens à Béziers, pas des extrémistes de droite, loin de là. Ils étaient meurtris par la déshérence du centre, exaspérés par les fermetures, les squats. Ils souhaitaient la victoire de Ménard, ancien Biterrois, le seul à dénoncer l’état de délabrement de la ville. Ils voulaient une nouvelle équipe. »
Ne craint-il pas que ces « braves gens » applaudissent la dernière initiative sur le fichage des enfants présumés musulmans » ? « Franchement, je ne crois pas qu’ils s’attendaient à des prises de position aussi ouvertement racistes et policières. Bien sûr, j’ai entendu des gens qui, parlant des écoles où on trouve beaucoup de mômes venus… disons de tous les ailleurs, disaient : « Je ne mettrais pas mon gosse dans cette école. » Mais de là à envisager un fichage des écoliers, qui, ne l’oublions pas, sont en grande majorité français, c’est énorme ! »
Daeninckx voit dans toutes les propositions du maire « la sémantique classique » de l’extrême droite. Elle s’empare des difficultés inhérentes aux villes saisies par la crise pour focaliser le ressentiment et la colère sur des boucs émissaires : les immigrés, les musulmans, les Gitans, les pauvres – tous ceux que l’élu dénonce dans ses tracts. « Ménard gomme le problème social et masque son absence de solutions par une surenchère sur les questions ethniques et symboliques. Il dénonce les draps qui sèchent aux fenêtres, il arme les policiers municipaux, il interdit de cracher dans les rues, mais que propose-t-il de concret à part s’en prendre aux délaissés ? »
En écoutant les déclarations de Ménard sur l’école, l’écrivain dit encore avoir repéré un « fantasme » qui hante le maire : « Il reprend beaucoup l’expression « nos chères têtes blondes ». Cette image en dit long sur l’idée qu’il se fait des enfants de Béziers. Pour lui, il existe un risque de voir trop de jeunes têtes brunes, un danger d’être submergé ethniquement. Au fond, comme le FN, il veut remettre en cause le droit du sol au profit du droit du sang. »

L’éloge de l’Algérie française

Sur le cas Robert Ménard. Didier Daeninckx avance « un point de vue de romancier » : « Un homme qui a fondé l’association Reporters sans frontières et qui veut maintenant mettre des frontières jusque dans les maternelles, quelle métamorphose kafkaïenne ! En très peu de temps, il a renié ce qu’il était, il a aboli son parcours, jusqu’à devenir une caricature de l’extrême droite. »
Comment l’écrivain l’explique-t-il ? « J’ai une interprétation romanesque, qui vaut ce qu’elle vaut. Il veut passionnément réhabiliter son père, qui était communiste en Algérie puis s’est engagé à l’OAS [Organisation armée secrète]. La décolonisation fut une terrible épreuve pour les pieds-noirs, les vaincus de l’histoire. Or, depuis qu’il est maire, le fils s’est lancé dans une incroyable entreprise de glorification de l’Algérie française et du passé colonial. Il y revient sans cesse. C’est un des axes de son discours. »
Il faut ouvrir le journal municipal de Béziers, dont Daeninckx conseille la lecture, pour le constater. Le maire a déposé, en juillet 2014, une gerbe sur une stèle honorant quatre figures de l’OAS – dont Bastien-Thiry, organisateur de l’attentat manqué contre le président Charles de Gaulle, le 22 août 1962, au Petit-Clamart. Il a débaptisé, en mars, la rue du 19-mars-1962 – date du cessez-le-feu qui a mis fin à la guerre d’Algérie – pour l’appeler « rue du Commandant-Hélie-Denoix-de-Saint-Marc », du nom d’un officier qui a participé au putsch des généraux de 1962 qui voulait renverser la République. On y trouve encore un éloge de l’Algérie française, « ce paradis qu’on nous a enlevé ». Cette réhabilitation, croit l’écrivain, est un geste fort en direction de sa famille – un acte d’amour filial. Un beau thème de roman.
Mais ce geste, ajoute aussitôt Daeninckx, s’appuie sur une vision historique et politique inquiétante. « Il faut lire les plaidoyers de Ménard pour l’OAS. Il y a là une véritable folie dans la réécriture du passé qui ressemble à une volonté de revanche. A lire entre les lignes cette affaire du fichage des écoliers musulmans. On peut se demander si la politique dont rêve Ménard n’est pas de réserver aux enfants des immigrés d’Afrique du Nord le sort qu’ont connu les pieds-noirs en Algérie. À l’appui de cette idée, Daeninckx rappelle que Robert Ménard a commandé à Renaud Camus, le théoricien du « grand remplacement », un ouvrage sur l’histoire de Béziers. « La suite logique du grand remplacement, c’est le grand déplacement », poursuit-il. Et pour cela, il faut commencer par un fichage des indésirables.