Le Point, 21 mai 2015, par Pierre-Antoine Delhommais
Des sans-nom aux sans-dents
Contrairement à ce que pense Thomas Pilketty, la pauvreté n’est pas née du capitalisme.
Pour les adorateurs de Joseph Stiglitz ou Thomas Piketty, cela ne fait aucun doute. Le capitalisme financier contemporain et la mondialisation sont coupables d’avoir inventé au cours des dernières décennies une machine infernale à fabriquer de la pauvreté et des exclus dans les pays occidentaux. Une machine d’une efficacité jamais vue pour produire des inégalités entre une petite minorité de « in » et une majorité de « out », entre les gagnants et les perdants d’un système faisant vivre la plupart des citoyens dans l’angoisse permanente et nouvelle du déclassement social. À lire toutefois les ouvrages de l’historien italien Giacomo Todeschini, on se rend compte que tout cela n’est en réalité pas si nouveau. Et est même très ancien. Que toutes ces mécaniques étaient déjà à l’œuvre au Moyen Âge, dans l’Occident chrétien, avec une puissance considérable.
Giacomo Todeschini brise d’abord le mythe d’une société médiévale formidablement attentive au sort des pauvres et dans laquelle des riches charitables auraient aidé des miséreux reconnaissants. D’une société qui, à l’inverse de la nôtre, corrompue par le bling-bling et la réussite financière, aurait érigé la pauvreté en vertu, symbolisée par le noble combat des frères des ordres mendiants contre la richesse des puissants. Dans son livre au titre un brin provocateur Richesse franciscaine (éd. Verdier), l’historien montre que la pauvreté « volontaire » de l’ordre créé par François d’Assise était en réalité une pauvreté élitiste, réservée à des personnes issues des couches supérieures de la société (maitres des universités, juges, princes…) qui renonçaient à leur richesse. Une pauvreté bien distincte de la vraie « pauvreté », involontaire, elle, qui était considérée par la société comme une honte infamante. Rien à voir entre les pauvres évangéliques et purs, anciens riches, et les loqueteux « de naissance », méprisables et dégoûtants, qui pullulaient dans les villes et les campagnes. Todeschini va même beaucoup plus loin en expliquant que les disciples de François d’Assise ont été parmi les premiers à s’intéresser, dès le XIIIe siècle, à la circulation de l’argent et à la formation des prix, et surtout à justifier l’économie de marché. Leur propre renoncement volontaire aux richesses était d’abord motivé par un souci d’efficacité économique. Ils estimaient que, plutôt que de gaspiller leur argent dans l’achat d’objets inutiles ou de le thésauriser, celui-ci était plus utile à la société et plus à même d’augmenter le bien-être de la collectivité en étant réinjecté dans la vie de la cité et les circuits marchands.
Les franciscains opposaient la figure positive du marchand actif, qui fait fructifier par son travail et son commerce un capital au profit de toute la société, à celle, négative, du propriétaire foncier et du noble qui conservent leurs biens pour eux-mêmes de façon stérile. Dans la mesure où le marché et le profit œuvraient à la richesse collective, ils devenaient légitimes et conformes à la foi. Il est tout de même déroutant et amusant de se dire que saint François d’Assise, que le pape actuel a choisi d’honorer en prenant son nom pour mieux symboliser son propre engagement contre la toute-puissance de l’argent, a justifié théologiquement l’économie de marché, pour ne pas dire le libéralisme.
Dans son dernier livre, Au pays des sans-nom (éd. Verdier) – on allait écrire les « sans-dents » –, Giacomo Todeschini montre bien aussi comment la société médiévale était traversée, au moins autant que la nôtre, par la crainte du déclassement et la peur qu’avait chacun de tomber du mauvais côté, de devenir un « infâme », quelqu’un « de peu » qu’on montrait du doigt. Car le Moyen Âge fabriquait déjà en masse de l’exclusion. Il mettait en marge du « système» tous ceux qui, pour des raisons diverses, n’étaient pas considérés comme des personnes fiables, à qui on ne pouvait faire confiance, à qui on ne pouvait accorder aucun « crédit ». La liste de tous ces exclus composant cette « humanité périphérique », éloignée du centre de la vie économique et administrative, était infiniment longue : les infidèles, les hérétiques, les juifs, les malades et tous ceux qui occupaient des métiers considérés comme déshonorants, immoraux ou peu respectables. Lesquels comprenaient, bien sûr, la prostitution, l’usure, les arts de la scène, les jeux de hasard, mais aussi les métiers liés au sang et à la mort (bourreaux, bouchers, chirurgiens), à la transformation de matières premières (boulangers, cuisiniers, tisserands) ou encore au nettoyage de ce qui est sale (teinturiers, lavandières, balayeurs). Lors des procès, la parole de toutes ces « personnes suspectes » était jugée peu crédible. Quant à celle des plus pauvres, elle n’était tout simplement pas prise en considération, avec cet argument peu politiquement correct développé par le franciscain Ange de Chivasso : « Un plus grand crédit est accordé à la parole du riche. Le pauvre sera rejeté comme témoin s’il est dans une condition telle qu’il puisse être corrompu par de l’argent. »
Dès le Moyen Âge aussi, l’assistanat était dénoncé avec une force qui rappelle les discours entendus aujourd’hui. « Il existe des mendiants pour ainsi dire professionnels, expliquait à la fin du XIIe siècle le théologien anglais Thomas de Chobham. Il s’agit de ces gens qui ne font que mendier, qui se nourrissent et vivent de l’aumône des fidèles. (…) Qui, alors même qu’ils sont souvent vigoureux, refusent de travailler par paresse, s’appropriant ainsi les aumônes qui ne devraient être données qu’aux vrais indigents. » On croirait lire un tract du Front national dénonçant le versement des aides sociales aux immigrés au détriment des « vrais » Français. À l’évidence, contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, l’invention de la machine à fabriquer de l’exclusion, de la pauvreté, des inégalités et de la peur du déclassement social ne date pas de la fin du XXe siècle, de l’essor du capitalisme financier et de la mondialisation.